Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la notion de souveraineté territoriale a connu bien des vicissitudes. Mise à mal par les agressions des pays de l’axe, mais aussi de l’URSS, les invasions et les annexions, la notion paraissait constituer l’un des piliers du nouvel ordre international, du droit dont l’ONU devait être le gardien vigilant. La décolonisation en avait multiplié les bénéficiaires. Au nom du sens de l’histoire, les interventions militaires agressives étaient unilatéralement le fait du bloc soviétique, en Corée, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, au Vietnam, en Afghanistan. La tentative anglo-française en Egypte fut le dernier sursaut d’un Occident, où les Etats-Unis affichaient la défense, le maintien des frontières définies par les traités, mais se refusaient à les franchir : quelques opérations de soutien à des gouvernements alliés, comme au Liban, mais ni en Corée, ni au Vietnam, ni à Cuba, ils ne remettront en cause la souveraineté d’Etats hostiles protégés par Moscou. L’effondrement du bloc soviétique a totalement modifié la stratégie. Les opérations militaires dans des pays dont la souveraineté sera négligée avec ou sans mandat de l’ONU, au nom de l’ingérence humanitaire ou de la lutte contre le terrorisme, seront désormais une pratique occidentale fréquente. La Serbie, l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie en seront les principales victimes. On pourrait y ajouter les renversements de régimes du Rwanda, puis du « Zaïre », redevenu Congo depuis, réalisés par une armée venue de l’Ouganda et équipée par les Américains. Manifestations populaires, répression présentée comme féroce dans les médias qui minimisent les provocations, révolution… et la cavalerie de la liberté arrive pour terrasser les méchants dictateurs. La répétition à l’identique des événements suscite légitimement un doute sur leur spontanéité.
Mais, pendant ce temps, la Russie, qui était souvent visée par le processus, à travers ses anciens satellites, ou ses alliés, était sortie de son marasme, et si elle laissa passer la chute de Kadhafi, elle n’accepta pas celle de Bachar Al-Assad, et réagit avec vigueur en Ukraine et en Géorgie. Cette réaction de légitime défense fut sévèrement punie par des sanctions économiques qui handicapent son développement et la poussent à s’appuyer sur la Chine au lieu de se rapprocher de l’Europe dont elle est pourtant le complément.
La Syrie offre l’exemple caricatural du mépris de la souveraineté érigé en dogme géopolitique. Il y a dans ce pays un Etat toujours représenté officiellement à l’ONU. Celui-ci a été réduit au rang de « régime » par les médias occidentaux, et son Président décrit constamment comme le bourreau de son peuple pour avoir réprimé une révolte qui dès 2011 a pris un tour armé et violent avec le massacre de policiers. Derrière l’écran d’une fantomatique Armée Syrienne Libre et d’une opposition « modérée », la plus grande partie du pays a été jusqu’en 2016 la proie de bandes armées soutenues par l’étranger et composées souvent de combattants venus d’ailleurs. L’armée syrienne qui a subi des pertes considérables et a connu d’épouvantables massacres dans ses rangs, a tenu bon, et a pu reconquérir la plus grande partie du territoire, grâce au soutien d’alliés appelés à la rescousse par le gouvernement légitime, russes et iraniens. Or, encore aujourd’hui, ceux qui, dès le début, ont soutenu les rebelles, c’est-à-dire des islamistes, continuent à se balader en Syrie sans y avoir été invités, et se permettent même de définir les limites de l’Etat syrien sur son propre territoire. La Turquie qui a été l’un des principaux instigateurs de la guerre et qui voulait installer à Damas des Frères musulmans acquis aux intérêts turcs aussi bien sur le plan économique qu’à propos de la question kurde, s’est octroyée une bande frontalière où elle se livre à un nettoyage ethnique et à un remplacement de population qui devraient scandaliser les belles âmes occidentales. Elle s’oppose à la récupération de la zone d’Idlib par Damas, y compris en attaquant l’armée syrienne sur son sol. La reconquête actuelle est vitale pour la Syrie, car elle permet de rétablir le lien autoroutier entre Damas et Alep, le flux sanguin entre le cerveau et le coeur, en somme. Cette situation compromet l’entente paradoxale établie entre la Russie et la Turquie, toujours membre de l’OTAN. Les Etats-Unis en profitent évidemment pour restaurer leur lien privilégié avec Ankara : ils soutiennent la Turquie, proclament que Damas et Moscou n’obtiendront pas de victoire militaire, continuent d’interdire l’est de l’Euphrate et une poche à la frontière jordanienne à l’armée régulière du pays, et exploitent sans vergogne le pétrole syrien, au moment même où celui-ci serait plus utile pour reconstruire le pays et nourrir une population paupérisée par près de dix années de guerre. Bien sûr, ce piratage est justifié par sa destination au profit des Kurdes, que les Américains, après les avoir utilisés contre l’Etat islamique, ont laissés, seuls, en face des Turcs. Mais les Kurdes ne sont en Syrie qu’une des pièces de la désinformation : il n’y a pas de Kurdistan syrien. Les Kurdes sont une minorité disséminée dans une population majoritairement arabe sunnite. Ils ont courageusement combattu contre les islamistes, et le font encore contre ceux que la Turquie utilise comme supplétifs, mais sont objectivement les alliés du régime avec lequel ils ont vécu en bons termes pendant toute la guerre, à Kamichli, par exemple. On mesure en alignant ces faits combien la politique occidentale en Syrie est hypocrite. Au nom de l’ingérence humanitaire, elle prolonge une situation inhumaine. Le rétablissement de l’ordre et de la paix ne peut passer que par la restauration de la souveraineté de l’Etat légitime sur l’ensemble du territoire. Les Syriens qui ont vécu sous sa protection ont mieux vécu que les autres. Quant aux menaces de flux migratoires vers la Turquie puis l’Europe, elle sont sans doute exagérées, et ne seraient d’ailleurs que le retour du boomerang chez les fauteurs de guerre.
La Russie soutient l’Etat Syrien et sa souveraineté. Les Occidentaux et les Turcs leur portent atteinte : curieux renversement des principes depuis la guerre froide.