88% de Français approuvent la gestion de la crise par François Hollande. Tous les députés se lèvent comme un seul homme pour ovationner le Premier Ministre. Charlie Hebdo, au bord du gouffre financier hier, se vend à cinq millions d’exemplaires… Notre pays ressemble à la victime d’une agression qui, atteinte d’une maladie grave qui l’a affaiblie au point de rendre l’agression possible, se met à aimer sa maladie comme si celle-ci était son identité la plus profonde. Il y a quelques semaines encore, c’était « le Suicide français » qui se vendait comme des petits pains, et le débat national portait sur la thèse de Zemmour et sur la « déconstruction » que subirait notre pays. Aujourd’hui, en disant « je suis Charlie », la France s’identifie à cette déconstruction qui la tue.
Que les Français en envahissant les rues de Paris ou en achetant le canard veuillent crier leur refus de se soumettre à la peur et au chantage et proclamer leur volonté d’être eux–mêmes, les héritiers de l’impertinence et de l’ironie, de Beaumarchais et de Voltaire, serait une réaction salutaire. Les socialistes au pouvoir pourraient même y voir une divine surprise. Malheureusement, cette panurgie réflexe n’est pas un remède. C’est un symptôme.
Nous ne parvenons plus à appréhender le long terme. Nous avons le plus grand mal à embrasser l’ensemble d’une question. Nous avons perdu le sens de la cohérence. Aussi, nous juxtaposons les idées les plus contradictoires, prêts à en changer d’un jour à l’autre, au hasard des modes et des événements. Nous ne percevons que par instant combien des politiques disparates peuvent produire des mélanges explosifs, mais cette lucidité tardive et parcellaire n’évite pas les catastrophes. Ainsi, les politiciens qui nous dirigent à la godille, le microcosme médiatique qui nous mange la cervelle, ont-ils réussi cet exploit, soit de se faire applaudir, soit de canaliser la ferveur populaire non dans la défense de la Nation, ou dans celle de la liberté d’expression, mais dans l’apologie du gauchisme libertaire.
« Je suis Charlie » n’est pas une idée, c’est un réflexe. Faire la nique aux islamistes, un pied-de-nez aux terroristes, un bras d’honneur aux censeurs, ça fait plaisir, mais qu’en est-il de l’amont ou de l’aval ? Cette trouvaille publicitaire est le produit extrême de la société du Tweet : elle communique, mais ne pense pas. « Je ne pense pas, donc je suis Charlie » disent en choeur les héritiers de Descartes. Un pays qui s’identifie à un journal satirique plus connu pour ses dessins que pour ses textes, qui se reconnaît dans le droit de se payer la tête de quelqu’un, au nom de qui on en coupe beaucoup trop ces temps-ci, se fait plaisir, mais sans percevoir la profondeur du mal ni les moyens d’y remédier.
La France n’est pas un peuple de rigolards qui peuvent se moquer de tout, et de façon vulgaire. Qu’on brave la violence et les menaces des islamistes est une attitude saine. Mais lorsqu’on évoque la Sainte-Famille à travers une sodomie trinitaire illustrant les trois « papas » de Mgr Vingt-trois, on ne peut s’attendre à ce qu’un pays s’identifie à vous. Ce dessin était une participation obscène au débat sur « l’homoparentalité » qui divise les Français. Il n’y a aucun courage à insulter une religion ennemie de la violence et aujourd’hui dénuée de pouvoir. Avilir, c’est souvent ramener à soi, et réduire la Trinité, si présente dans l’art occidental à un fantasme pornographique et à une pauvre association d’idées, n’insultait que son auteur. Que certains en aient ri, et que rien ne l’interdise, alors que la charia punit de mort le blasphème dans plusieurs pays musulmans, je l’accepte dans la mesure où je revendique une liberté d’expression qu’on m’a d’ailleurs refusée. Mais je refuse toute identification à un journal capable de ça.
L’équilibre entre la liberté d’expression et le maintien d’une identité qui fait qu’une communauté nationale existe ne se situe pas dans la loi. Dans son discours de Harvard, Soljenitsyne dénonçait le déséquilibre en Occident entre la liberté de bien faire et celle de mal agir, le poids des droits écrasant celui des devoirs. « Quand la vie est toute entière tissée de relations légalistes, il s’en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus nobles de l’homme » disait-il. Une société sevrée d’idéal, obsédée par la vie matérielle et dominée par une caste qui lui impose ses préférences idéologiques, ne peut former une communauté. Vivre ensemble , ce n’est pas subsister les uns à côté des autres. Il faut au moins une « morale commune », ce qu’Orwell appelait « common decency », non une neutralité imposée par la loi sur les questions religieuses, mais une foi commune dans l’avenir de la communauté nationale et de ses valeurs qui impose un respect mutuel entre ses membres. Les jeunes musulmans qui refusent de manifester leur respect pour les journalistes assassinés, les Français de confession juive qui vont vivre en Israël préfèrent une communauté, fantasmée, dans un cas, réelle dans l’autre, à notre société privée d’âme. Ce n’est pas de laïcité dont la France a besoin, mais de patriotisme. Ce n’est pas d’une gomme pour effacer ce qu’elle est, en dehors des dessins de Charlie, mais d’un crayon pour continuer d’écrire son histoire.
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