Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais, prix Goncourt 1993 pour le Rocher de Tanios et membre de l’Académie française depuis 2011. Son regard sur le Liban est utile pour comprendre la situation dramatique que connaît son pays d’origine. La comparaison entre ses deux essais, « Les Identités meurtrières » de 1998 et « Le Dérèglement du monde » de 2009 jette une lumière sur l’évolution du Liban. Dans le premier essai, il écrit notamment : « Je continue et continuerai à dire que l’expérience libanaise, en dépit de ses échecs, demeure à mes yeux bien plus honorable que d’autres expériences du Proche-Orient, et d’ailleurs, qui n’ont pas débouché sur une guerre civile, ou pis encore, mais qui ont bâti leur relative stabilité sur la répression, l’oppression, la « purification » sournoise et la discrimination de fait. Dans le second, son jugement est devenu plus pessimiste : « Pour l’avoir observé au Liban … , je puis témoigner que le communautarisme ne favorise nullement l’épanouissement de la démocratie… Le communautarisme est une négation de l’idée de citoyenneté…. Il est pernicieux, et même destructeur, d’instaurer un système de quotas qui partage durablement la nation en tribus rivales ». Et plus loin, « Mon Liban est probablement l’exemple emblématique d’un pays disloqué par le « confessionnalisme » et je n’éprouve de ce fait aucune sympathie pour ce système pernicieux ». Ce qui était un moindre mal, malgré des échecs, est devenu un système qui va s’auto-détruire. Amin Maalouf, profondément marqué par sa culture d’origine, arabe, mais chrétienne, puis française, est devenu un intellectuel cosmopolite qui avoue avoir « bien plus de choses en commun avec un passant choisi au hasard dans une rue de Prague, de Séoul ou de San Francisco qu’avec mon propre arrière-grand-père. » On pourrait lui faire remarquer que l’intérêt qu’on trouve à lire ses romans vient justement de ce qui le différencie des passants anonymes des grandes villes du monde. Il n’est pas une « particule élémentaire ». Mais surtout, à le voir opposer la langue qui peut être un pont entre les hommes à condition d’en parler plusieurs et la religion qui est un mur qui enferme chacun dans sa foi et son héritage, on perçoit les limites de son analyse.
Le Liban a été créé entre les années 1920 et les années 1950, sous le mandat français. Les liens profonds et anciens entre la France et les maronites, ces catholiques d’Orient qui ont toujours été fidèles à Rome, datent des croisades et se sont renforcés quand notre pays, malgré ses changements de régime, a protégé particulièrement cette communauté religieuse, alors sous domination ottomane. Dès le début du mandat, le Liban a été séparé de la Syrie en tant qu’Etat distinct et lors de l’indépendance effective entre 1943 et 1946, il est devenu une entité politique originale puisque le système reposait sur les 18 communautés religieuses reconnues. Les chrétiens y étaient alors majoritaires, et les maronites représentaient 30% de la population. Ils constituaient la clef de voûte du pays et détenaient de droit la Présidence de la République, tandis que les Sunnites avaient le poste de Premier ministre, et les chiites la présidence de l’Assemblée. Cette étrange et complexe construction résultait de l’histoire : le mont Liban avait accueilli au cours du temps toutes les minorités chrétiennes et musulmanes, maronite, melkite, grecque-orthodoxe, arménienne, syriaque pour les premières, chiite, alaouïte, druze pour les secondes. Les sunnites sont les seuls à ne pas être issus de groupes persécutés. Ils forment aujourd’hui le groupe le plus important de la majorité musulmane. Le rapport démographique s’est inversé à leur profit dans un pays surchargé de réfugiés palestiniens puis syriens, majoritairement sunnites. La guerre civile a également renversé le rapport de forces au détriment des maronites qui ont du affronter la coalition de gauche des musulmans libanais et palestiniens. En 1989-1990, l’accord de Taëf entérina en grande partie cette évolution : certes les maronites gardaient la Présidence, mais ses pouvoirs étaient diminués. La Syrie qui occupe alors une part importante du territoire a un rôle déterminant. L’Arabie saoudite, le Maroc et l’Algérie sont les parrains de l’accord avec la bénédiction des Etats-Unis en plein tropisme islamique.
Le recul des maronites et l’éloignement des Occidentaux sont parallèles. En 1983, une dernière intervention s’était terminée par deux attentats ravageurs qui tuaient 58 parachutistes français et 241 marines américains. Mais les interventions étrangères des « voisins » vont se multiplier : Israël occupera le Sud-Liban jusqu’en 2000, et les Syriens ne repasseront la frontière qu’en 2005. Bientôt le pays sera l’un des enjeux de la rivalité entre l’Iran chiite et l’Arabie saoudite. Le Hezbollah chiite jouera un rôle de plus en plus grand jusqu’à posséder une force militaire supérieure à l’armée libanaise. A l’origine du Liban, il y avait certes les communautés confessionnelles, mais aussi un nationalisme fédérateur jaloux de l’identité du pays, fort de sa différence et de sa prospérité. Nationalisme ambigu, arabe pour l’indépendance, puis contre Israël, pour les uns, nationalisme « phénicien » pour les chrétiens phalangistes, cet élément politique hérité des années 1930 joue un rôle dans la création des partis. Au lendemain de la guerre civile, ceux-ci ne forment plus qu’une mosaïque qui morcelle encore davantage le paysage confessionnel en de multiples clans dominés par un chef, issu d’une famille la plupart du temps, et adossé à un fief géographique. Le jeu compliqué des alliances et des séparations, l’appui des puissances étrangères aux différentes factions semblent un moment laisser place à une sorte de bipartisme, lorsque la Révolution du Cèdre au lendemain de l’assassinat de Rafiq Hariri oppose l’Alliance du 14 Mars pro-occidentale et hostile à la Syrie et celle du 8 Mars dont le fer de lance est le Hezbollah. Le Général Aoun qui se voulait le « de Gaulle » libanais à travers sa résistance désespérée contre les Syriens est à la tête du Courant patriotique. Séparé des Forces libanaises, il renverse sa position et s’allie au 8 Mars. Grâce à ce retournement, il atteint ensuite son but : maronite nationaliste compatible avec le Hezbollah, il devient Président. Malheureusement, il incarne aujourd’hui, contre son voeu le plus cher, l’impuissance politique de la caste au pouvoir et doit faire face à la pire crise économique et financière que subit le Liban : effondrement de la monnaie, inflation, endettement, cessation de paiement, grande pauvreté, chômage. Celui qui était, il y a bien longtemps, la Suisse du Moyen-Orient n’en est plus que le squelette, obligé de tout importer sans en avoir les moyens, affaibli par la longue guerre en Syrie, le million et demi de réfugiés sur son sol qui s’ajoute aux Palestiniens, la diminution des aides iranienne et saoudienne à cause des sanctions américaines et de la baisse des ressources pétrolières. On peut certes accuser l’incurie du personnel politique, mais les « généreux donateurs » qui se pressent au chevet du malade ont créé le contexte géopolitique qui explique en grande partie la crise libanaise.
Le « peuple » descend dans la rue mais y a-t-il un peuple libanais qui transcende des communautés qui se sont déchirées durant des siècles ? Massacres, attentats, assassinats écrivent la page longue et sombre de l’histoire libanaise. Le communautarisme était évidemment un moindre mal, mais il condamne aujourd’hui le pays à l’impuissance du consensus impossible. Ce ne sont pas les rodomontades du président français qui tireront le Liban d’une impasse structurelle : une nation ne peut être constituée de tribus rivales. C’est une évidence que les Français devraient méditer…