Entretien avec Marc Crapez, chercheur en science politique, sur l’actualité politique de la semaine écoulée.
Le carnage à Charlie Hebdo est-il comparable au 11 septembre, comme l’explique Michel Onfray ?
Il a repris une idée de Kepel : nihilisme, barbarie, crime contre les idéaux des Lumières, etc. C’est surtout comparable au 11 septembre du fait du caractère effroyable, de l’émotion, du retentissement et de la formation d’un front uni des démocraties.
Mais factuellement non, le carnage à Charlie hebdo n’est pas comparable au 11 septembre, qui fut un massacre, c’est-à-dire un meurtre de masse tuant indistinctement et sauvagement des êtres sans défense. L’attentat contre Charlie hebdo et ses suites est une fusillade, une tuerie, voire un carnage. Des précédents historiques ? En 2003, le soldat américain Hasan Akbar lance une grenade sur ses frères d’armes, faisant 2 morts et quatorze blessés. En 2009, Nidal Malik Hasan procède à la mitraillette, faisant 13 morts.
« Les deux principaux protagonistes de la tuerie ont agi en commando de type escadron de la mort, mais on est loin de leur portrait en monstres impitoyables brossé par les médias. »
Faut-il voir une différence entre les deux frères Kouachi qui se réclament d’Al-Qaïda et qui, exceptées leur cible (Charlie + police), ont eu un comportement moins abominable et Amedy Coulibaly, de l’Etat islamique, qui a tué toutes les personnes qu’il pouvait ainsi que le réclame l’organisation terroriste ?
Effectivement, il y a une différence. Et c’est une hypothèse intéressante de la rapporter à des allégeances organisationnelles et doctrinales. Je n’y crois pas entièrement, car les idéologies peuvent être démenties par le caractère des individus et les aléas des circonstances. Aux grands moments d’incertitude historique (totalitarisme, Commune, 93), on trouve de tous bords des types humains allant du pleutre réclamant l’exécution de suspects au physiquement courageux s’abstenant d’abuser de la violence.
Toujours est-il qu’au regard du déroulé des faits, le récit officiel de l’affaire Charlie hebdo pose question. Les deux principaux protagonistes de la tuerie ont agi en commando de type escadron de la mort, exécutant froidement les journalistes impies et les policiers dans une optique de vengeurs d’Allah. Cependant, malgré une cavale de 48 heures, où ils ne tuent personne, ils n’ont pas pris d’otages ni éliminé de témoins gênants, depuis la femme qui a composé le digicode jusqu’à celle dont ils ont pris la voiture, en passant par le pompiste. On est loin de leur portrait en monstres impitoyables brossé par les médias.
Même Coulibaly, plus incontrôlable, ressemble à Merah et provient de quatre ingrédients : du jeu des circonstances et de trois personnalités en une. C’est d’abord un forcené, c’est ensuite un djihadiste, c’est enfin – il faut le dire – un « jeune de banlieue » rebelle qui « nique sa race à la France ». Ce jeune révolté haineux ne devient pas tueur sans se superposer au forcené, au djihadiste et à tout un concours de circonstances, mais il est l’une des pièces du puzzle.
« Mieux vaudrait commencer par appliquer les lois existantes. La France dispose de la notion de commencement d’exécution. »
Un Patriot Act à la française est-il souhaitable comme semblent le penser la gauche et la droite ?
On peut difficilement rester coi. Mais mieux vaudrait commencer par appliquer les lois existantes. La France dispose de la notion de commencement d’exécution. Le Royaume-Uni nous offre la notion de présomption de preuve, permettant d’accroître le rayon d’investigation ou la durée de placement en détention provisoire. Leur lutte contre l’optimisation fiscale les a même conduits à tenter de sanctionner ceux qui respectent la lettre de la loi pour mieux en contourner l’esprit.
Ce sont des munitions pour le 21ème siècle, beaucoup plus ajustées que de réprimer les internautes ou de courir après les jeunes partant faire le djihad. Il faudrait enfin promouvoir les contrôles a posteriori, où les juges feraient davantage confiance à la police judiciaire, et améliorer si faire se peut la mentalité des contrôleurs. Car c’est à cause de la commission de contrôle des interceptions de sécurité que la DCRI a cessé de surveiller Kouachi !
Postuler des monstres avides de mourir en martyrs est commode. Cela permet de critiquer un dysfonctionnement de la DCRI, qui n’aurait pas su détecter une phase de métamorphose intitulée radicalisation. En réalité, le risque zéro n’existe pas, et si la DCRI a laissé filer ces poissons-là, c’est parce qu’ils émettaient moins de signaux statistiques de dangerosité que d’autres et, a contrario, parce que leur profil comportait une certaine banalité qu’il est politiquement incorrect de discriminer par une surveillance déjà difficile à assurer avec les moyens disponibles.
Que pensez-vous de l’attitude de la communauté juive qui, à entendre certains de ses membres, semblerait revivre la Shoah en 2015 en France ? Le fait que les victimes de Coulibaly soient enterrées à Jérusalem vous choque-t-il ? Voir le Premier ministre israélien appeler les Juifs de France à faire leur alya lors de son passage en France aussi ?
On peut ne pas apprécier le communautarisme et les parallèles historiques erronés. D’autant que cela renforce le ressentiment de certains musulmans qui s’estiment moins bien traités. Le parti-pris de Manuel Valls n’est pas perçu comme équitable. Souvent brocardés, rarement défendus, les catholiques aussi ont des raisons de s’estimer lésés. Ils doivent cependant concevoir que tout ne s’équivaut pas, qu’il vaut mieux ne pas abuser de l’expression « christianophobie », ni parler de « gazages » de manifestants anti-mariage gay. En France, les Juifs éprouvent une impression de fragilité du fait qu’ils sont peu nombreux et furent déportés sous l’Occupation.
« Nous vivons une séquence de propagande de haute intensité… Et comme lors des référendums sur l’Europe, les élites veulent être vues dans le bon camp. »
Il semblerait qu’être Charlie devienne obligatoire ou presque et que ceux qui ne se reconnaissent ni dans ce journal ni dans une conception discriminatoire de la liberté d’expression (incluant Charlie et excluant Dieudonné par exemple) soient désormais soupçonnés d’hostilité à la République ? Ne nous dirigeons pas vers un Etat totalitaire avec des slogans obligatoires à la Orwell qui s’affichent partout y compris sur les panneaux d’autoroute ?
Jusque sur les panneaux d’autoroute ! Nous vivons une séquence de propagande de haute intensité comparable à celle qui suivit le 21 avril (Le Pen au 2e tour). Et comme lors des référendums sur l’Europe, les élites veulent être vues dans le bon camp, sous peine de risquer d’être mis au banc par le microcosme. Lorsque tous les journaux marchent d’un même pas, notait Tocqueville, l’opinion publique « frappée toujours du même côté, finit par céder sous leurs coups ». Et il pointait à l’horizon un risque de totalitarisme doux. Nous n’en sommes pas encore là, pour de multiples raisons, dont l’absence de persécution des « indifférents », que Saint-Just vouait aux gémonies.
« Il n’y a pas eu de grands cimetières sous la lune, mais on a assisté à une forme de grande peur des bien-pensants. »
Comment expliquer que 17 victimes mobilisent à ce point les esprits quand Boko Haram (toujours des islamistes….) tue plus de 2 000 Nigérians dans l’indifférence générale ?
Cela vient de la sacralisation de la figure du journaliste et de la dévotion pour les intellectuels, dans une France patrie des droits de l’homme, fière de sa vocation universelle, de son engagement pour la culture et de son message humaniste… A cette mythologie centenaire, se surajoute un parti-pris élitiste typique de notre époque. Si bien que tous les morts ne se valent pas. Dans cette optique, les journalistes sont considérés comme des victimes par essence. Ils camperaient héroïquement aux avant-postes de la dignité humaine…
En vérité, ils ne sont pas entièrement sans défense. Leur corporatisme les protège bec et ongles. Leur plume peut être vengeresse. Il est paradoxal que les tenants des discours contre « les mots qui tuent » surprotègent simultanément les intellectuels ! Pour ma part, ne croyant pas aux mots qui tuent, je suis partisan d’une liberté d’expression semi-totale (qui s’arrêterait à l’insulte, « sale machin ! »), mais je suis conscient des mots qui blessent, au sens figuré. Et si les intellectuels emploient des mots qui blessent, ils ne peuvent pas exiger d’être perpétuellement hors d’atteinte de plaie ou bosse, parce qu’une société ne peut pas canaliser son énergie à les surprotéger.
Malgré tout, il existe de bonnes raisons de s’émouvoir. En effet, les islamistes s’en prennent volontiers aux journalistes et aux caricaturistes, escomptant l’intimidation et l’autocensure de la profession. En 2012, le Tunisien Jabeur Mejri fut condamné à sept ans de réflexion, en prison, pour caricature offensant l’islam. En 2011, le régime syrien a enlevé et torturé le caricaturiste Ali Ferzat. Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a poursuivi plusieurs dessinateurs, dont Musa Kart, qui l’avait croqué en chat patelin en 2004. Au Danemark, plusieurs tentatives d’assassinat contre Kurt Westergaard ont été déjouées. Il convient d’ajouter que le caricaturiste palestinien Naji al-Ali fut assassiné par les services israéliens en 1987.
Les grandes cérémonies de réprobation du carnage à Charlie hebdo souffrent de biais occidentalo-centristes et élitistes. Elles ne toucheront pas le cœur des masses musulmanes, car elles sont orchestrées par des élites qui s’identifient au scénario, soit en se représentant en victimes potentielles, via la profession de journaliste, soit même en s’imaginant en parents potentiels de jeunes partis faire le djihad (on compte en effet déjà, parmi eux, plusieurs enfants de journalistes ou personnages hauts placés). Il n’y a pas eu de « grands cimetières sous la lune », mais on a assisté à une forme de « grande peur des bien-pensants ».
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