L’Ordre de la Manchette, entendez les « sodomites, bougres et autres bardaches », avec l’humour et le foisonnant vocabulaire qui caractérisaient l’esprit du XVIIIe siècle avant qu’il ne s’effondre sous les coups du puritanisme révolutionnaire et de la Terreur, avait adressé ses requêtes à l’Assemblée Constituante. Tout au moins, c’est un pamphlet intitulé « Les Enfants de Sodome à l’Assemblée » qui le donne à croire. Ses revendications consistaient, « dans l’étendue et la prospérité des droits de l’homme »à permettre à ses membres d’user librement de leur personne dans les lieux qu’ils aimaient à fréquenter. Sous la monarchie finissante, malgré la sévérité théorique des lois et la réprobation d’usage, la pratique était assez tolérée mais le plus souvent sous la surveillance des « mouches » qui renseignaient la police des moeurs de l’époque. Démarche sérieuse, facétie ou même moquerie, voire dénonciation qu’on qualifierait d’homophobe avec la lourde hypocrisie qui règne de nos jours, cette adresse citait des noms de personnages en vue, et non des moindres. Auparavant, des figures aussi importantes que « Monsieur », frère du Roi Louis XIV, étaient connues pour des penchants qu’ils ne cachaient guère. La législation française, dès la Constituante, sera l’une des moins sévères à ce sujet. Sérieux ou non, le texte déclare « infâmes » les opposants et annonce des poursuites à leur encontre. Il évoque la diffusion d’un « Traité élémentaire de l’Anti-physique » et la création d’une organisation de l’Ordre afin de permettre à ses membres « de se montrer ardents pour les affaires de la Patrie. »
Deux siècles plus tard, la facétie revendicative est devenue réalité banale. La manchette est au pouvoir. Un pouvoir doux et séducteur aux yeux de la plupart, vengeur et répressif pour ses ennemis. Il y a d’abord cet extraordinaire coup d’Etat dans la sphère de l’intelligence. Aux yeux de celle-ci, les pratiques érotiques, dans leur diversité, et en raison de leur caractère privé et éphémère, concernaient jusqu’à présent les individus et n’auraient pu constituer un « ordre » ni légitimer des revendications sociales. Désormais, il est admis que l’on puisse définir des catégories humaines en fonction de l’orientation sexuelle. Le fait même de ne pas être très orienté est une catégorie : les « bi ». C’est évidemment contraire à tout bon sens, mais cette notion baroque a force de loi. Un puissant groupe de pression l’a imposée. Très présent à Paris, il a amené un parlementaire parisien « de droite » à l’introduire comme une nouvelle restriction à la loi sur la liberté de la presse. C’est à l’occasion d’un fait divers monté de toute pièces, que la notion fut ensuite intégrée à la listes des protégés de la Halde, comme si des comportements pouvaient être considérés au même titre qu’une race, une identité sexuelle, une religion ou un handicap. Comme promis, les « infâmes » sont poursuivis. J’en sais quelque chose, mais je suis sauf !
Au XVIIIe siècle, la lecture et la culture étaient moins répandues, mais dans le petit cercle où elles se déployaient, la qualité de la langue et la finesse de l’esprit avaient atteint des sommets. Aujourd’hui, un peuple de spectateurs hébétés par les étranges lucarnes, de moins en moins capables de s’exprimer clairement et distinctement, absorbe passivement chaque jour sa potion de pensée unique fabriquée dans les laboratoires du politiquement correct. Dans notre civilisation de l’image et de la communication, condamnée aux phrases courtes et aux associations d’idées automatiques, règne une opinion commune confortable, superficielle et terriblement intolérante sans même en avoir conscience. C’est par ce biais que les idées de l’ »Ordre » ont envahi notre monde. Au nom de la tolérance, on va pourchasser les « homophobes » , non pas les violents, les agresseurs, mais surtout ceux qui résistent intellectuellement à la conquête. Au nom de la lutte contre l’exclusion, on va exclure. L’acteur américain Alec Baldwin vient de quitter la vie publique parce qu’il ne supportait plus cette pression. En France, on est même parvenu à exclure de la vie politique un député pour avoir dit – scandale !- la vérité. Plus récemment, cette nouvelle foi qu’on n’ose imaginer sectaire, a traité Patrick Dupond, comme un apostat, parce qu’il regrettait son « homosexualité » comme une erreur de jeunesse. Au nom de l’égalité, sans doute, ou d’une discrimination plus que positive, des domaines entiers semblent concédés. Quel est donc le point commun entre les derniers ministres de la culture nommés par la droite ? Quel est le point commun entre les films nominés pour les Césars ou qui font l’objet d’une publicité attentionnée dans les médias ? On pourrait aussi citer un certain nombre d’animateurs audiovisuels talentueux, de responsables politiques connus, et souligner la place éminente de la coterie dans les principaux partis, notamment chez les jeunes. La ligne du bien et du mal passe entre l’homophobe Poutine et le gay-friendly Obama. Celle du progrès sépare les gentils qui approuvent le mariage unisexe et les méchants rétrogrades qui s’y refusent. Quel journaliste oserait à la télévision s’écarter de cette règle non-écrite ?
L’incroyable paradoxe qui donne toute sa valeur au mot d’ »ordre », comme on l’employait pour la noblesse, réside dans l’exploit qui consiste d’une part à revendiquer d’être « comme tout le monde » tout en développant un domaine communautaire assez sélectif, pour ne pas dire aristocratique. De Mykonos à Tignes ou à Marrakech, en passant par les Gay Games, les entreprises, les magasins et les hôtels, la planète gay plante son drapeau, développe sa publicité. Gare à ceux qui, comme Barilla, songeraient à faire de l’obstruction. C’est absurde, car on ne naît pas gay, et on n’est pas que ça, quand on l’est, mais c’est tendance. Et il faut reconnaître, qu’en ce domaine, il y a presque du génie. De la manchette à la manche, il n’y a qu’un suffixe en moins, mais énormément de subventions qui tombent de partout, facilitent les festivals identitaires et les activités militantes. Enfin, le projet de la diffusion et de l’enseignement arrive lui aussi à la mise en oeuvre. La loufoque « théorie du genre », qui confond identité sexuelle et rôle social, cette indigente resucée des idées périmées des années 60, d’un culturalisme ou d’un existentialisme mal compris, déformés par des obsessions subjectives, est promue et enseignée dans les écoles. Ce qui était une provocation amusante en 1790 est devenue une réalité pas gaie du tout qui obscurcit inutilement le cerveau des enfants et massacre la liberté éducative des familles. Notre pays est peut-être en fait moins libertin qu’à la veille de la Révolution, mais il est surtout, à force de prendre au sérieux des choses qui ne le sont peut-être pas, beaucoup moins intelligent.