Par Kenneth R. Weinstein*
En août 1976, le NY Magazine titrait « bonnes nouvelles de la part de Monsieur mauvaises nouvelles » [« Good news from Mr. Bad news »]. Alors que de nombreux intellectuels s’ingéniaient à jouer les Cassandres, Herman Kahn annonçait la fin de la crise énergétique et le début d’une longue période de prospérité. Trente-cinq ans plus tard, mon collègue et ami Max Singer fait preuve du même optimisme. Peu s’en étonneront : tous deux ont créé l’Hudson Institute en 1961 et partageaient le même intérêt pour la futurologie – les études prospectives.
Son dernier ouvrage, History of The Future. The Shape of The World to Come Is Visible Today (Lexington Books, 2011), véritablement remarquable, nous donne un aperçu pénétrant du futur : il avance l’idée que le monde est aujourd’hui pris dans une transition qui débouchera – d’ici plus ou moins deux siècles – sur l’adoption, par le monde entier, de caractéristiques « modernes » incontournables. Pour ce qui est du jugement de valeur, Singer souligne que la « modernité n’est pas meilleure sur tous les plans, mais il est essentiel de comprendre en quoi elle est différente ».
Les conséquences de la Modernité
La définition de la modernité envisagée par Max Singer peut, bien sûr, prêter à confusion ou déstabiliser – notamment ceux qui sont plus familiers avec une conception philosophique de celle-ci, qui débute alors avec Machiavel. Cependant, sa définition répond à son intention. En définissant ainsi l’ère moderne, de façon certes très matérielle, et en subdivisant l’Histoire en deux parties – celle antérieure à 1800 et la modernité, où tous les pays parviendront au stade atteint au XXème siècle par les pays les plus avancés, – il tente de comprendre ce que la modernité provoquera, en analysant ce qu’elle a produit et permis là où il a été possible de relever ses premiers effets.
Sociétés traditionnelles | Sociétés modernes | |
Espérance de vie | 30 ans | 78 ans et + |
Education (lycée) | Pratiquement personne | Pratiquement tout le monde |
Mode de vie | Villages et nomades | Villes |
Travail standard | Physique, en extérieur | Intellectuel ou professionnel |
Economie | Agriculture de subsistance | Commerciale, internationale, dominée par l’information |
Fertilité (dans de bonnes conditions) | 5 à 7 enfants | Moins de 3 enfants |
Relations hommes-femmes | Rôle très distincts, domination masculine | Distinction en déclin, égalité croissante |
Changement et attente de changement | Très peu | Constante |
Choix | Très peu | Beaucoup |
Savoir | Très peu | Beaucoup |
Religion | Variée, déterminée | Variée, le plus souvent par choix |
Liberté et Autonomie individuelle | Rare | Standard |
Conditions de vie | Sâle, bondée, déplaisante | Confortable et saine |
La marche de la modernité
En cherchant à définir ce qui est certain, il affirme que les pays qui auront franchi le passage de la modernité ne cesseront d’être fondamentalement différents des pays traditionnels. Plus encore, il pense que la modernité, une fois actionnée, ne peut être freinée tant que l’ensemble de ces caractéristiques ne sont atteintes. Ses composantes essentielles – la santé, le confort et la liberté – sont, selon lui, bien trop attractives aux yeux des gens. Ainsi, la transition que nous connaissons aujourd’hui est fondamentale : elle aura pour effet premier de changer la nature de l’existence de tous les individus, sans être limitée à une minorité plus favorisée.
Prospérité, productivité et urbanisation
Selon Singer, la modernité advient quand les pays apprennent à devenir plus productifs par une spécialisation du travail. N’importe quel pays est en mesure de devenir davantage productif par l’application de la règle de droit, protégeant la propriété, les contrats, la sécurité et une monnaie stable. Il refuse ainsi l’idée qu’elle ne serait que la conséquence d’une richesse accrue – dans ce cas précis, les effets sont moins importants, affirme-t-il, en évoquant l’exemple d’une richesse tirée du pétrole, donc non produite par la société elle-même et réservée à un groupe restreint de personne. Il évacue aussi au passage l’aliénation des travailleurs de Marx : ceux-ci, peu à peu, voient leurs choix se diversifier.
Par ailleurs, la soumission de la nature est une composante essentielle de la modernité – bien qu’il soit encore incertain que la science et la technologie puissent nous protéger des grands caprices de la nature. Les sociétés modernes sont urbaines et, même si de petites communautés peuvent encore être rurales, Singer affirme qu’elles mèneront une existence moderne, connectées au monde dans son ensemble par l’électronique ou les transports de grande vitesse.
Le monde à venir sera bien entendu globalisé et la mondialisation n’est naturellement pas sans coûts. Elle amène à un transfert d’emplois – tout en offrant de nouvelles opportunités dans de nouveaux secteurs – mais érode les traditions, les relations humaines et des modes de vie qui pourraient bien ne pas être remplacés. Mais ces coûts seraient cependant plus faibles que les bénéfices.
En conséquence, Singer prévoit que le fossé qui sépare aujourd’hui les standards de vie entre certains pays sera comblé: ceux qui sont aujourd’hui derrière se développent désormais plus rapidement que les pays d’ors et déjà modernes : rattraper son retard est, par essence, plus aisé qu’innover. De surcroît, Singer note que les pays ayant atteint la prospérité commencent à valoriser d’autres valeurs, perdant alors en partie les qualités qui ont mené à leur succès – dans un passage qui n’est pas sans rappeler les Contradictions culturelles du Capitalisme de Daniel Bell.
Il en vient ainsi à prédire que les trois quarts du monde pourraient parvenir, au début du XXIIème siècle, au standard de vie que l’Europe méditerranéenne connaît aujourd’hui.
La fin de la tyrannie
La fin de la tyrannie est une des constantes de la pensée de Max Singer. Il note que sa critique fait l’objet d’un consensus à travers le monde – comme en témoigne le ressentiment de l’opinion publique iranienne face à l’illégitimité d’élections manipulées. Nous pourrions assister à une expérimentation de formes diverses de démocratie, entendue comme « une compétition ouverte pour le pouvoir politique ». Le questionnement de l’autorité, les revendications de droits, une éducation optimale et l’habitude de choix librement exercés dans la vie privée conduisent à une exigence de libres choix dans la sphère politique.
Bien sûr, Singer n’écarte pas la possibilité de l’émergence d’une forme de tyrannie – celle que Tocqueville appelait « la tyrannie moderne », cherchant à nous mettre en garde à l’encontre du « doux despotisme » par lequel les peuples démocratiques, accordant lentement davantage de pouvoir à leur Gouvernement, augmentent sa taille et son envergure au nom de la promotion de l’égalité, tout en réduisant la Liberté et en affaiblissant l’autonomie individuelle. Max singer, lui, a à l’esprit l’Union européenne.
La fin du « système martial »
D’autant plus que l’auteur affirme que rien dans la nature de la vie moderne ne justifie l’existence d’un gouvernement mondial. En effet, l’argument principal de la construction d’une gouvernance mondiale réside dans la prévention des conflits ; or, Singer affirme que la disparition du « système martial » [« The War System »] est inhérente à la modernité. C’est là un des apports majeurs de son ouvrage. Ce système est celui qui faisait dire à Winston Churchill :
« … ces navires… étaient tous ce que nous avions. Sur eux… flottaient la puissance, la majesté, l’autorité, le pouvoir de l’Empire britannique. Toute notre longue histoire, construite siècle après siècle… tous les moyens de notre mode de vie et la sécurité de notre peuple fidèle, industrieux, actif, dépendaient d’eux. [S’ils venaient à disparaître] la face du monde serait changée. L’Empire britannique serait dissout comme un rêve » [1].
Max Singer fait ainsi remarquer que ce système a d’ors et déjà disparu d’Europe occidentale et, selon lui, ni l’écroulement de l’UE ni sa marginalisation ne pousseraient à un retour de la peur des nations européennes les unes vis-à-vis des autres – à un retour du « système martial » dans la région. Une des raisons principales est économique : il n’existe pas un montant fixe de croissance susceptible d’être divisé entre les pays ; la richesse des uns peut faire ou n’empêche pas celle des autres. Il est possible que les intérêts nationaux de pays cherchant la croissance économique s’affrontent, mais ces affrontements demeurent marginaux. Enfin et surtout, la modernité accroît le coût de la guerre, puisque la modernité accorde une valeur plus grande à la vie humaine.
Singer en vient ensuite à dessiner les contours d’un monde kantien, où les conflits ne seraient pas résolus par le recours à la violence mais par la politique ou des procédures légales – comme une projection de la politique intérieure sur la scène internationale. Il pense néanmoins que les relations internationales continueront de fonctionner en fonction de la puissance et non de la raison, de l’amour, de l’équité ou de la générosité. Il remarque avant tout que la puissance militaire continuera de décliner de son statut premier, sans que le monde n’assiste pour autant à la disparition du terrorisme, comme les sociétés peuvent connaître le crime.
Ces descriptions conduisent évidemment à des interrogations. Carol Lancaster, Doyen de l’école de diplomatie de Georgetown, Michael Mandelbaum, Professeur de politique étrangère à l’Université Johns Hopkins, et mon collègue Hillel Fradkin ont longuement débattu lors de la conférence organisée pour le lancement de l’ouvrage. Par exemple, la situation en Asie et la volonté de puissance de la Chine, qui incite à une analogie avec l’Europe du début du XXème siècle, pourrait venir troubler ce scénario optimiste.
Le défi du Jihadisme
La démographie, le travail, la bioéthique et le retour de la religion font l’objet d’analyses précises dans son ouvrage. Mais il est possible de s’attarder sur son étude de l’impact de l’Islamisme, qui est susceptible d’être un autre contre-argument à sa théorie. Il soutient que l’avenir du monde dépendra de la lutte au sein même de l’Islam, entre les fondamentalistes anti-occidentaux et les réformateurs – pour la plupart, la masse des musulmans ordinaires, profondément attachée à leur identité musulmane et attirée par les composantes de la vie moderne. Et il sera bien difficile pour les pays arabes de se restreindre à un Islam qui les empêcheraient de devenir modernes. Aussi, citant l’islamologue Bernard Lewis, Singer explique que l’Islam, pourtant dépourvu d’une doctrine de droits de l’homme, hérite d’une tradition légaliste et de dirigeants contraints de consulter les citoyens.
Il en vient à affirmer que le moyen de prévenir le Jihad est de continuer d’agir de façon à convaincre les jihadistes que l’Occident est encore trop puissant pour agir contre lui. Pour s’imposer à la masse des musulmans modérés, l’Islam radical recherche des victoires sur l’Occident. Ainsi, la meilleure aide que pourrait accorder celui-ci aux modérés serait de vaincre toute attaque des radicaux.
En définitive, cet ouvrage provocateur et intellectuellement stimulant apparaît d’une grande richesse et permet d’agencer les nombreuses tendances qui se dessinent aujourd’hui. Bien sûr optimiste, Singer n’est pas pour autant naïf et n’évacue pas les questions essentielles – qu’en sera-t-il de la transcendance ou des effets destructeurs qui naissent d’un individualisme radical ou du rejet de l’autorité ? Mais Singer sait pertinemment que l’anxiété ou la capacité humaine à la brutalité ne disparaîtront pas. La nature humaine n’évoluera pas tant. Et la bêtise non plus.
*Kenneth R. Weinstein est Président et CEO de l’Hudson Institute. Ses articles ont été publiés dans de nombreuses revues: The New Republic, The Wall Street Journal ou encore Le Figaro ou le Bungei-Shunju (Japon). Francophile, il est Chevalier dans l’ordre des arts et des lettres. Il a été élève d’Allan Bloom à l’Université de Chicago, étudiant à Sciences Po’ (DEA d’études soviétiques) puis diplômé d’un PhD à Harvard, réalisé sur Pierre Bayle, un philosophe français du XVIIème siècle. Il tient un blog, Vue de Washington, pour Le Monde.fr.
[1] Winston Churchill, The World Crisis (London: Scribner’s, 1923), vol. 1, p. 123.
Cette page est produite par l’Institut Coppet et le Bulletin d’Amérique.
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