Le sport est important. Il permet de pacifier l’agressivité latente chez les humains, notamment dans cette part de l’humanité dont les comportements sont chargés de testostérone. Les Jeux Olympiques grecs coïncidaient d’ailleurs avec une trêve religieuse qui suspendait les guerres entre les cités. Les épreuves sportives étaient le plus souvent des simulations de combats. Sans doute le héros spartiate, en triomphant du champion athénien permettait-il à ses compatriotes de tirer une fierté légitime de ses exploits. Le sport a conservé cet impact politique. Les Jeux Olympiques ont été utilisés pour exprimer une supériorité symbolique de la nation ou du camp idéologique du vainqueur. L’Allemagne en 1936, les États-Unis et l’URSS en ont usé. Nul doute que les Français ont tiré un regain de confiance en eux-mêmes lors de la Coupe du Monde 1998 qui a peut-être apporté un supplément de dynamisme à leur économie. Par ailleurs la victoire de cette année-là a permis de faire valoir une politique d’immigration et d’intégration des immigrés en même temps qu’elle fournissait une iconographie à l’antiracisme. Le sport a servi de support aux discours politiques. Mais le travestissement et l’embellissement du réel ne le changent pas. Le spectacle terminé, l’illusion s’est éteinte et deux coupes plus tard, l’effet fut sur tous les plans inversé.
Il va sans dire que ce lien entre le sport et la politique est particulièrement riche et terriblement révélateur. À un premier niveau, il établit un rapport démagogique de sympathie entre le politicien qui semble s’y intéresser et les aficionados. Les gestes démonstratifs de Chirac lors du succès de 1998 chez un spécialiste du Sumo n’avaient sans doute pas beaucoup de sincérité, mais ils ont contribué à rendre l’homme attachant. Au-delà, le sport est un puissant dérivatif. Le temps passé à écouter des résultats sans aucun impact sur leur vie réelle, en dehors des paris gagnés, détourne les Français des vrais problèmes que les politiques n’ont eu ni le courage, ni l’habileté de résoudre quand ils en avaient les moyens. Les réussites des clubs auxquels certains s’identifient se substituent comme des placebos aux progrès réels, individuels ou collectifs, et font oublier les déconvenues. Ces conduites de substitution atteignent leur paroxysme chez les supporters qui accordent une place démesurée à leur club dans leur vie personnelle. Les groupes qui ont saisi l’occasion de la fête organisée par le PSG au Trocadero pour manifester leur frustration de ne plus pouvoir assister aux matchs en portent témoignage, même si les violences ont surtout été le fait de bandes opportunistes qui en ont profité pour piller les magasins. Que le sport ait la vocation de sublimer la violence, parfois de remplacer la guerre, qu’il offre aux jeunes une pédagogie de la vie quotidienne en leur apprenant à entretenir leur corps, à obéir aux règles et à respecter l’autre qu’il soit membre de l’équipe ou adversaire, sont des arguments en faveur de son développement. Tel n’est pas, toutefois, le rôle du sport spectacle. Il fait rêver, fait naître des fantasmes de carrière chez beaucoup, mais a surtout pour objectif de faire oublier le réel. En 1998, les deux spectateurs enthousiastes du couronnement de l’équipe nationale, le Président et le Premier Ministre, par l’immobilisme du premier et l’idéologie du second, laissaient passer l’occasion pour la France de rétablir ses finances publiques, et de remporter de vrais succès dans le monde réel.
“Le temps passé à écouter des résultats sans aucun impact sur leur vie réelle, en dehors des paris gagnés, détourne les Français des vrais problèmes que les politiques n’ont eu ni le courage, ni l’habileté de résoudre quand ils en avaient les moyens.”
Mais, plus que tout, le sport est aujourd’hui le paradigme de la politique. Dans le fond, depuis les années 80, l’alternance régulière entre la gauche et la prétendue droite ressemble à la compétition de deux équipes qui se livrent à des matchs locaux et nationaux jusqu’à la grande finale présidentielle. Certes, la gauche, idéologique, à chaque passage aux pouvoir laisse des réformes nocives, mais la « droite » ne les remet pas en cause. Son seul but est de gagner et d’occuper les places. Lorsqu’un amateur vient perturber le jeu des professionnels comme cela s’est produit en 2002, les deux s’entendent pour l’écarter du pouvoir. Quant aux supporters, les militants, les électeurs, ils choisissent la couleur de leur camp et fêtent sa victoire, mais semblent assez indifférents aux politiques mises en oeuvre. La « droite » est devenue favorable à l’Europe alors que le RPR a été réticent, auparavant. Théoriquement favorable à la politique de l’offre, elle a laissé s’envoler les prélèvements obligatoires et la dépense publique. Soucieuse de sécurité, elle a laissé fondre les effectifs de police et de gendarmerie au nom de la RGPP. Mais elle continue à bénéficier du soutien de ceux qui pensent que ne pas la choisir revient à favoriser la gauche : « Je n’aime pas son jeu, mais c’est mon équipe ». La gauche après la réforme civilisationnelle du mariage qui laissera, une fois encore, sa trace dans l’Histoire devra renoncer à la politique économique et sociale qui conduit inévitablement le pays au ravin. Comme en 1983, avec Mauroy, elle devra prendre le grand virage, peut-être après un cuisant échec aux municipales. Mais si la prise de conscience n’a pas lieu, l’adage « Bis repetita placet » sera confirmé. Les supporters des deux camps, même déçus continueront à être fascinés par leurs champions plutôt que de mettre fin à ce mauvais spectacle, plutôt que d’abattre la scène et le décor et de crier « remboursez ! » La politique n’est pas un spectacle commenté par des journalistes irresponsables. C’est le moyen de conduire les Nations et de viser le Bien Commun de ces communautés et de leurs membres. C’est, comme le disait Platon, « la science royale qui a le souci des lois et de toutes les affaires de la Cité. »
Demain, beaucoup de Français vont subir à nouveau le rite de la grève du service public. Des citoyens plus égaux que les autres, sûrs d’un emploi mieux payé pour un temps moins long, vont user de leur privilège d’empêcher, sans risque, les autres de se déplacer librement. La notion même de service public qui devrait à la fois obéir au devoir de satisfaire le public et à l’ardente obligation de servir l’intérêt de la Nation, dans sa réalité et dans son image, est dévoyée pour justifier la défense de privilèges catégoriels d’un autre temps. Dans de nombreux pays comme l’Allemagne ou l’Italie, ces grèves sont soit illégales soit très encadrées. Lors de son passage sur scène, la « droite » avait prétendu avoir mis fin à cette exception française en assurant un service minimum, sinon garanti. À prendre connaissance des perturbations annoncées, on voit combien, après dix ans de pouvoir de la « droite », le spectacle a peu changé.
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