Il y a un an, en septembre 2019, l’affaire avait quelque peu agité la classe politique : Charles Prats, magistrat chargé de la coordination de la lutte contre la fraude aux finances publiques au ministère des Finances de 2008 à 2012 apprenait aux Français ébahis que notre vigoureux pays pouvait s’enorgueillir de recenser 84,2 millions d’individus bénéficiant de près ou de loin de notre système social.
Des millions de centenaires, des dizaines de millions d’assurés sociaux au-delà du seul nombre de citoyens français recensés : pas de doute, la République pouvait-elle alors se parer d’une générosité vraiment stupéfiante et pour ainsi dire légendaire tant ces chiffres reflétaient alors une qualité de vie qu’aucun autre pays ne pouvait prétendre arborer aussi insolemment (et en tout cas, pas sans faire une dette de – mettons au hasard – 2300 milliards d’euros).
À l’époque, l’énormité des chiffres et du coulage ainsi estimés a sorti de leur léthargie plus d’un lénifiant imbécile, ce qui ne les a pas empêchés de clamer ensuite, à qui voulait l’entendre, que ces chiffres étaient évidemment sinon faux, au moins issus d’erreurs abominables tant la Sécurité Sociale française ne pouvait se tromper à ce point. À l’évidence, si des erreurs existaient certainement, elles se comptaient probablement en milliers, pas en millions.
Quant à la fraude, elle restait marginale, voyons : entre une administration tenue de main de maître par l’élite énarchique de la nation et les contrôles, nombreux et institutionnalisés (Parlement, Cour des Comptes, médias évidemment au taquet dans leurs enquêtes journalistiques au plus serré), tout était fait en France pour que chaque sou soit tracé, suivi et dûment comptabilisé. Voyons. Enfin.
Pour dissiper les doutes et faire taire les mauvaises langues, il fut donc décidé de lancer une Commission d’enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales. Travaillant pendant ces mois d’incertitude sanitaire, au milieu d’un été bousculé par les péripéties politico-médicales et autres rebondissements médiatiques, cette commission au départ créée pour mettre fin aux fantasmes sur ces fraudes massives a abouti finalement à des conclusions sans équivoque : bon ben y’a des gens en trop dans les registres et puis tout n’est pas tout à fait carré, voilà, bon ahem hmpf voilà voilà.
Après débroussaillage, il reste donc 73,7 millions de bénéficiaires de l’assurance sociale française. Pour 67 millions de Français, c’est une redoutable performance qui donne enfin une juste appréciation des efforts consentis par ceux qui payent tout ça à la communauté reconnaissante (très très reconnaissante) : finalement, le directeur de la Sécurité sociale reconnaît 2,4 millions de dossiers « fantômes », ainsi que plus d’un demi-million de cartes sésames surnuméraires…
Et malgré son salaire, ses responsabilités et l’organisation au cordeau – forcément au cordeau – de Notre Sécurité Sociale Acquise de Haute Lutte, ce directeur est incapable de déterminer ce qui compose ces dossiers fantômes : touchent-ils des droits, ou pas ? On ne sait pas. Qui sont-ils ? On ne sait pas. Pourquoi sont-ils dans les registres ? On ne sait pas.
137 organismes pour gérer ce bordel infâme Système Que Le Monde Nous Envie, et pas un pour trier le merdier fichier, faire du nettoyage, tenter d’y voir clair… J’exagère ? Pas vraiment puisqu’en épluchant le rapport, ce qu’a fait Le Point, on découvre une expérience intéressante menée par les parlementaires-enquêteurs : ils ont soumis pour analyse 183 identités connues pour être frauduleuses (c’est-à-dire repérées comme telles par d’autres organismes), et 29 d’entre elles ont pourtant touché plus de 20.000 euros de prestations en mai 2020. Autrement dit : même lorsqu’enfin, une fraude est détectée par l’un des organismes, cela n’est en rien suffisant pour garantir que cette fraude cesse.
Dans la foulée, on apprend (sans grande surprise) que ces magnifiques administrations gèrent les budgets des prestations par le solide truchement de fichiers Excel. Oubliez SAP, oubliez les entrepôts de données : Excel suffit.
En fait, on ne sera qu’à moitié surpris qu’il en aille ainsi dans la plupart des autres administrations du pays : Word voire Wordpad pour les courriers, Powerpoint pour les plans de communication du gouvernement (quand ce n’est pas des Doodle sur Paint), décidément, la suite Office de Microsoft semble avoir poussé ses curseurs au maximum pour faire tenir debout la République française…£
Même corroborée par une Cour des Comptes elle aussi aussi stupéfaite de l’ampleur des dégâts, l’analyse des parlementaires devant ces chiffres et ces ratages monumentaux ne sera probablement guère évoquée sur les plateaux télé et dans cette presse qui s’occupe plus des ruptures de quinoa dans certains arrondissements frémissants de la capitale que de la montée de violence dans tout le reste du pays.
Pourtant, elle a le mérite de pointer de gros problèmes dans la « culture du contrôle » de la plupart des organismes de Sécurité sociale française, à l’exception (notable apparemment) de la Caisse d’Allocations Familiales qui parvient à traquer les fraudeurs et peut remonter un taux de fraude représentant entre 2.7% et 3.6% des prestations versées. Soit entre 1,9 et 2,6 milliards d’euros par an tout de même.
Cela suppose donc, si l’on conserve ce chiffre de 2.25% de fraude en moyenne lorsque l’organisme est bien géré et les contrôles en place, un petit 16,7 milliards d’euros de fraudes sur les 741 milliards de prestations versées chaque années. Estimation basse (la Cour des Comptes évoque quant à elle 20 milliards) qui permet de mettre en perspective les véritables tortures administratives subies par ceux qui, parallèlement, tentent chaque mois de payer leurs prestations honnêtement.
En réalité, on sait pertinemment qu’en de nombreux endroits, si les contrôles ne sont pas menés, c’est précisément parce que s’ils l’étaient, ils révéleraient une fraude massive, organisée et qu’on se rendrait assez vite compte qu’elle est même pudiquement « oubliée », le déversement d’argent public de ces fraudes assurant à lui seul une paix sociale pourtant de plus en plus fragile.
Et dans ce contexte, on comprend fort bien que ce contrôle fort mollasson, à mailles très larges et sans grandes conséquences dans certaines entités n’est pas un bug, c’est une fonctionnalité apparue petit-à-petit à mesure qu’une économie parallèle se développait.
Le souci est que cette organisation, basée sur l’argent gratuit des autres, ne tient tant que cette manne continue à couler. La crise sanitaire, qui est en train de se doubler d’une crise économique carabinée, met profondément à mal à la fois le discours lénifiant (« mais non, il n’y a pas de fraude sociale, et puis de toute façon la fraude fiscale est plus zimportante, vite, sus aux riches ! ») et la pérennité de cet arrosage massif.
Ce même Charles Prats qui, il y a un an, déclenchait un petit prurit chez nos bien-pensants en révélant l’ampleur des dérives, va prochainement sortir un livre entier, argumenté, sur la fraude sociale dans le pays. Gageons qu’il sera beaucoup lu par les Français qui payent ce cirque, nettement moins par ceux qui leur demandent de payer, et pas du tout par ceux qui pourraient leur en parler dans les médias, ou seulement pour le dénigrer…
Le vivrensemble est à ce prix, hein.
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