Le pouvoir est trompeur. Son appareil et son apparat suscitent l’illusion que ceux qui le détiennent ont nécessairement des compétences supérieures à la moyenne, justifiant, au-delà du choix des électeurs, la place qu’ils occupent et les responsabilités qu’ils exercent. Lorsqu’on vient d’un milieu modeste et peu politisé, et qu’on a eu la chance de connaître effectivement quelques hommes politiques d’une intelligence et d’une culture exceptionnelles, Maurice Schumann, par exemple, ce qui est mon cas, l’effarement, puis l’angoisse surgissent en approchant ceux qui nous dirigent actuellement. On cherche vainement la compétence et les connaissances sous l’illusion des discours, souvent écrits par d’autres. On s’interroge sur leurs motivations. On s’inquiète de leur appréhension des réalités. On s’effraye d’une ignorance crasse sur les questions qu’ils traitent et donc de leur capacité d’y apporter des réponses. Sarkozy fait rire à ses dépens pour avoir prétendu relire un roman de Victor Hugo dont il ne connaissait même pas le titre. Valls vient de donner sur le ton péremptoire qui lui est coutumier une leçon d’ignorance et de bêtise qui défie toute concurrence.
A l’occasion de la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage, il a voulu apporter son soutien à la réforme des programmes d’Histoire promue par Mme Belkacem. Plusieurs intellectuels et de nombreux politiques s’y opposent, de Régis Debray à Luc Ferry, en passant par Michel Onfray, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut.. et Jack Lang. L’ampleur de la réaction devrait susciter un vrai débat. Le Premier Ministre a asséné ses opinions, ses « stéréotypes » de militant de gauche, sans même éviter les poncifs éculés ou les contradictions ridicules. Le tout a le mérite révélateur et angoissant de nous indiquer à quel point le niveau de réflexion et celui du pouvoir peuvent être inversement proportionnels.
Le prix d’excellence de ce festival court et dense revient à l’étrange juxtaposition de deux idées. Il n’y a pas d’Histoire officielle, mais il y a une Histoire vraie… celle des nouveaux programmes, doit-on comprendre. Qu’est-ce qu’une Histoire officielle, si ce n’est celle définie par les programmes du Ministère ? Il faut donc traduire l’expression confuse de M. Valls pour saisir sa pensée simple, voire simpliste : il y avait une Histoire imbibée d’une idéologie qui n’est pas la mienne. On va lui substituer une Histoire qui lui soit conforme. Ce n’est pas un argument, mais une association d’idées de l’ordre du réflexe qui révèle cette intention primaire : « Toute l’Histoire, les pages sombres ». Comme si le côté obscur, la repentance, l’obsession idéologique de la lutte contre le racisme n’étaient pas le choix d’une lecture idéologique du passé, comme le roman national en était un autre, simplement plus utile à l’unité du pays et à la formation d’une citoyenneté fondée sur la fierté plus que sur le repentir ! Le Premier Ministre va plus loin : il insulte carrément le travail des professeurs d’Histoire. La « vraie » Histoire ne sera pas celle qu’on pouvait « raconter » il y a quelques dizaines d’années. « Raconter » dit-il, pas enseigner… Autrement dit, on va passer du conte de nourrice à la science ! Merci pour tous ceux qui ont su passionner leurs élèves dans cette sombre époque en éclairant à leurs yeux des époques plus sombres encore.
Je sais bien que notre Premier Ministre a autre chose à faire qu’à lire des livres intelligents écrits dans ce passé qu’il méprise si aisément. Je lui conseille néanmoins l’ouvrage de Paul Ricoeur : « Histoire et Vérité ». Il y apprendrait l’absurdité qu’il y a à parler d’Histoire vraie. Un chercheur peut en se consacrant à un événement ou à une situation du passé s’approcher de la vérité. Dès lors qu’il interprète celui-ci, il devient un juge plus qu’un scientifique. Quant à la prétention d’enseigner l’Histoire vraie en quelques heures par semaine, elle est stupide. Comme le dit Ricoeur, un premier choix sera opéré, celui de l’importance des faits. Dans le déroulement des événements, quelles seront les causes déterminantes ? A nouveau, il faut choisir. Comment éviter de projeter nos thèmes de prédilection actuels sur un passé qui les ignorait ? Comment éviter la sympathie ou l’antipathie que peuvent éveiller les acteurs de l’Histoire ? Un minimum de réflexion nous indique combien l’Histoire enseignée est tiraillée entre le souci d’objectivité et tout ce qui l’en éloigne. Il n’y a donc pas d’Histoire « vraie », mais il y a une Histoire officielle qui doit permettre aux jeunes Français qui naviguent sur le bateau France, de savoir d’où vient ce bateau, qui l’a construit et où il peut aller. Cela implique une chronologie, une préférence pour les étapes de la navigation plus que pour les récits des passagers, clandestins ou non. On comprendra donc que l’étude du règne de Louis XIV, du colbertisme, du classicisme est pour notre pays plus importante que celle de la traite négrière qui a disparu fort heureusement depuis plus d’un siècle et demi sans avoir eu la moindre conséquence pour la plus grande partie de la Métropole. De même, l’idée que la naissance de l’Islam soit obligatoire et les Lumières facultatives ou en bout de programme est doublement absurde. L’Islam n’a pratiquement joué aucun rôle dans notre pays, le XVIIIe siècle était celui où la culture française a rayonné le plus et diffusé les idées qui animent encore le monde actuel. Pour ceux qui montent dans le bateau France, la connaissance de cette époque est libératrice. Il est paradoxal qu’un homme de gauche qui se veut progressiste ne le perçoive pas.
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