Un concile historique, 1229 ans après. L’événement sera historique car le dernier des 7 conciles œcuméniques reconnus par l’Église orthodoxe est le second concile de Nicée en 787. Les primats des Églises orthodoxes réunis en synaxe (réunion informelle) du 6 au 9 mars 2014 à Istanbul, ont annoncé la tenue de ce concile orthodoxe à Istanbul, à la Pentecôte 2016. Il réunira les 14 Églises orthodoxes autocéphales qui se reconnaissent comme telles entre elles. Parmi les thèmes à débattre, on trouve des sujets délicats pour les Églises orthodoxes : l’autocéphalie, l’avenir de la diaspora orthodoxe, les relations avec les autres Églises chrétiennes, les questions éthiques et sociales, le calendrier liturgique et la primauté de Constantinople. La tenue de ce Concile souhaité par le Patriarche de Constantinople Athénagoras en 1961 a longtemps été bloquée par le patriarcat de Moscou soumis aux autorités soviétiques.
L’orthodoxie ne fonctionne pas de façon pyramidale, mais selon un modèle collégial et toutes les décisions sont prises par consensus. Cependant, il existe un « premier parmi les égaux », un patriarche avec la primauté d’honneur : Bartholomée Ier, chef de l’Église de Constantinople. Juridiquement, ce patriarche n’a pas autorité sur les autres Églises mais il a un droit d’initiative au sein de l’orthodoxie. Il peut aussi exercer un droit d’intermédiation lorsque deux Églises font appel à lui lors d’un conflit. Mais le 26 décembre 2013, le patriarche de Moscou, Cyrille, a fait signer par le Saint Synode russe un texte sur la primauté dans l’Église selon lequel le pouvoir de l’évêque est égal à l’autorité de Dieu, l’autorité de l’évêque de Rome n’a aucun fondement évangélique, et l’autorité du patriarche de Constantinople n’est que formelle dans l’Église orthodoxe.
Ce concile intervient dans un contexte propice à l’oecuménisme. Du point de vue orthodoxe, le pape François a fait des avancées significatives sur la primauté dans l’Église, point sensible dans les relations entre catholiques et orthodoxes. Dans son entretien à la Civilta Catolica en septembre 2013, le pape a évoqué le réexamen de la question de la gouvernance de l’Église à travers le prisme du premier millénaire, avant le schisme de 1054, chose que les orthodoxes n’ont cessé de demander à l’Église catholique.
Une autocéphalie ukrainienne en question
L’annonce du Concile pan-orthodoxe pour 2016 remet sur le devant de la scène l’un des sujets qui pose le plus problème au sein des Églises orthodoxes : la question de l’autocéphalie, notamment pour les Ukrainiens. La situation ecclésiale en Ukraine est particulièrement complexe. À l’Ouest, on trouve l’Église orthodoxe du patriarcat de Kiev (40% des ukrainiens) constituée en 1991 par Philarète, qui célèbre en ukrainien, non reconnue par les Églises canoniques, tandis qu’à l’Est (russophone) est installée l’Église orthodoxe du patriarcat de Moscou (29%) dirigée par un métropolite, influente surtout chez les colons russes (15% des habitants de l’Ukraine). De plus, il existe aussi une Église autocéphale orthodoxe ukrainienne (3%) créée dans l’exil en 1921, non reconnue elle aussi. Coexistent donc sur le territoire ukrainien trois Églises orthodoxes ! Enfin, dans l’Ouest anciennement austro-hongrois existe une Église uniate (gréco-catholique) très vigoureuse mais minoritaire (13%).
Le patriarche de Moscou, Cyrille, voudrait obtenir un consensus de ses confrères pour considérer l’Ukraine comme “territoire canonique” russe, sous sa juridiction. De son côté, le patriarche autocéphale Philarète a proposé la réconciliation entre les deux Églises et il a créé une commission avec des représentants du patriarcat de Kiev et de l’Église orthodoxe ukrainienne rattachée à Moscou. D’après les décisions de la commission pré-conciliaire, pour pouvoir se proclamer autocéphale, une Église doit être reconnue par l’Église mère, par le Patriarche de Constantinople qui a la primauté d’honneur, et par toutes les autres Églises autocéphales. Pour Philarète, l’Église mère c’est l’Église de Constantinople et non le Patriarcat de Moscou. D’ailleurs le Patriarcat de Constantinople n’est jamais revenu sur le fait que sa juridiction s’étend sur l’Ukraine, ce qui était le cas jusqu’en 1660, date de l’invasion de la majeure partie de l’Ukraine par la Russie. Le patriarcat de Kiev ajoute que selon le 34e canon des apôtres, du IVe siècle après JC, c’est à chaque évêque de reconnaître qui a la primauté (l’autocéphalie) dans son pays.
Les divergences sont aussi flagrantes sur le plan politique. Le patriarche orthodoxe de Kiev Philarète a accusé le 20 mars le président russe Vladimir Poutine d’avoir utilisé une méthode diabolique dans son discours sur le rattachement de la Crimée à la Russie: « Dans son intervention du 18 mars au Kremlin, le président de la Russie Vladimir Poutine a utilisé un moyen diabolique : il a mélangé la vérité et le mensonge. Tout cela, avec la nostalgie de la grandeur passée et le désir de revanche pour l’éclatement de l’URSS est une copie conforme de l’idéologie et du discours des régimes fascistes du XXe siècle, en Allemagne et en Italie notamment ».
Une déclaration condamnant l’annexion de la Crimée a été immédiatement signée par des responsables d’Églises, comme le patriarche Philarète du patriarcat de Kiev et le cardinal Sviatoslav Chevtchuk, primat de l’Église gréco-catholique. Mais Onufri, le chef de l’Église orthodoxe ukrainienne rattachée à Moscou, s’est abstenu de la signer.
Alors que Russes et Ukrainiens célébraient Pâques, le dimanche 20 avril, Philarète s’est exprimé sans détours: « Notre nation éprise de paix, qui a renoncé d’elle-même aux armes nucléaires, a été victime d’une agression, victime d’une injustice. Un pays qui s’était engagé à protéger l’intégrité et l’inviolabilité de notre territoire a commis cette agression. Dieu ne peut pas être du côté des forces du mal, donc l’ennemi du peuple ukrainien est condamné à la défaite».
L’orthodoxie russe, l’État et la société
Les Églises orthodoxes nationales sont traditionnellement soumises à l’État depuis l’empereur byzantin Justinien. Et les États ont tendance à considérer l’Église comme une branche de la fonction publique, quel que soit l’idéologie officielle. En Russie, après 24 ans de lutte acharnée contre l’orthodoxie de la part des groupes communistes des « bezbozhi » (sans Dieu), en 1941, Staline remet en selle une hiérarchie truffée d’indicateurs et d’agents d’influence au plus haut sommet, pour conforter sa guerre contre l’Allemagne nazie.
De nos jours, l’ex-officier du KGB Vladimir Poutine, athée convaincu, essaie de manipuler les valeurs traditionnelles, allant du patriotisme militaire à l’attachement au « batka » (père) ou au « vojd » (maître) qu’il tente d’incarner. Sa stratégie consiste à s’appuyer sur l’Église orthodoxe, avec son organisation institutionnelle, car dans chaque région l’Église offre des structures permettant au pouvoir politique de diffuser sa propagande. Cependant, contrairement à Eltsine qui avait beaucoup donné à l’Église, Poutine ne lui cède rien. Celle-ci voulait créer une taxe pour se financer, cela lui a été refusé. Elle voulait sa chaîne de télévision fédérale, cela lui a été refusé. Elle a cherché le soutien du Kremlin pour expulser des prêtres catholiques, mais le pouvoir n’a pas bougé. L’Église russe souhaitait obtenir une aumônerie auprès de l’armée russe. Mais les militaires, encore imprégnés d’une sensibilité toute soviétique, n’en voulaient pas et l’expérimentation a échoué.
Tout cela explique qu’avec Poutine, on a souvent vu le Patriarcat russe prendre des positions opposées à celles de Kremlin, que ce soit en 2005 lors des manifestations des retraités ou en 2008 au sujet de la guerre en Géorgie, préférant conserver de bonnes relations avec l’Église orthodoxe géorgienne. La notion d’eurasisme, promue par Poutine qui veut former une Union eurasienne slavo-turkestanaise, est rejetée par l’Église. Celle-ci préférerait que les musulmans se russifient, voire se convertissent à l’orthodoxie. D’autre part elle est hostile à l’immigration, encouragée par le pouvoir, dès lors que celle-ci est d’origine musulmane ou chinoise.
S’agissant des rapports avec le catholicisme, on peut noter une évolution. Jean-Paul II, polonais, était considéré avec suspicion. Les orthodoxes avaient peur que, du fait de sa popularité, le catholicisme ne se répande en Russie. L’Église catholique ayant modéré ses activités missionnaires, une détente indéniable se fait jour.
Traditionnellement, deux groupes s’affrontent pour le pouvoir au sein de l’Église orthodoxe russe. L’un autour de l’Académie théologique de Moscou, l’autre de celle de Saint Pétersbourg dont est issu le Patriarche Cyrille. Celle de Moscou est plus monacale dans l’esprit, plus « slavophile », plus anti-catholique. Le second groupe est plus lié à la vie concrète du peuple, plus « européen », plus tolérant avec les catholiques.
Les 74 ans de bolchévisme (trois générations !) ont presque abouti à l’éradication de la pratique du christianisme. Le délitement moral, bien décrit par les dissidents comme Havel en Tchécoslovaquie, a causé des ravages impressionnants, qui s’expriment par un individualisme forcené et la brutalisation des rapports humains (taux d’homicide 10,2 pour 100 000, contre 4,2 aux USA et 1,0 en France; taux d’avortement 31,3 pour 1 000 femmes contre 16,9 aux USA et 17,5 en France) dus à la liquidation-absorption de la société civile par l’État communiste.
Un sondage effectué en 2012 par l’institut Sreda sur un échantillon de 56 900 personnes dans toutes les régions de Russie conclut que seulement 41 % des personnes interrogées se déclarent orthodoxes dans l’Église, et 13% athées affirmés. Un récent sondage (2013) de l’institut indépendant Levada aboutit à un taux de 6% d’orthodoxes participant à un service religieux au moins une fois par mois en Russie. Enfin, selon un sondage de l’institut Sreda en 2012, 2% des personnes interrogées disent se confesser au moins une fois par mois et 3 % disent participer à la vie de la communauté paroissiale. Le nombre de candidats qui se présentent aux concours d’entrée au séminaire a tellement baissé que certains séminaires ont dû fermer.
Début 2011, l’higoumène Piotr Méchtchérinov rattachait cette désaffection au fait que la religiosité post-soviétique est très éloignée de la tradition de l’orthodoxie. Loin d’avoir un contenu chrétien, elle est selon lui un « mélange sui generis d’idéologie, de magie et de réflexes soviétiques, singeant les mœurs orthodoxes: absence de sens des responsabilités sous couvert d’obéissance religieuse, absence de respect à l’égard de soi et d’autrui sous couvert d’humilité religieuse, recherche du conflit et agressivité sous couvert de lutte pour la pureté de l’orthodoxie ».
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