C’est avec une consternation mêlée d’effroi qu’on apprend que certaines entreprises privées, usant de leur surpuissance turbocapitaliste, pousseraient leurs vices immondes jusqu’à proposer en France des formations privées en marge du système d’éducation et de formation que le monde entier nous envie pourtant. C’est absolument abominable.
D’ailleurs, le sujet a vite été repéré par les fières troupes d’élites du quotidien Le Monde, fer de lance des soldats du Bien qui Savent Ce Qui Est Bon Pour Tous, ce qui donne lieu à un croustillant article permettant de remettre les pendules à l’heure.
Tout aurait pu très bien se passer. Pensez donc ! Voilà qu’on peut maintenant suivre une formation au numérique dans l’enceinte d’une université, à Angers, Marne-la-Vallée ou encore en Lorraine ! Comment ne pas se réjouir de savoir que 350 étudiants ont récemment terminé la session Digitale Active de quatre jours consacrée aux outils Web et au marketing digital, tout comme les 180 précédents avant eux à la Rochelle ou les 600 encore avant, à la Toussaint, à l’université de Cergy.
Formidable, non ?
Non.
Organisée par un géant du Web, Google pour ne pas le nommer, il ne fait aucun doute que cette formation en partenariat avec la faculté n’est en réalité que le noyautage de l’Université par les forces d’oppression capitalistes. Si ce ne sont pas exactement les termes employés par Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information, cela s’en rapproche fort puisque, pour lui,
« Google ne paie rien aux universités, qui lui offrent donc gentiment leurs amphis, leur communication, leurs infrastructures et le temps de cerveau de leurs étudiants. Et un peu de leur âme aussi. »
… Oubliant sans doute que la firme, en ligne directe avec le Diable et tous ses démons, fait signer de leur sang un contrat à chaque étudiant, imposant aussi le fameux rituel de sacrifice d’une vierge à la pleine lune, une fois de temps en temps. Bilan : les étudiants, faibles créatures facilement corruptibles et vite alléchées par les opportunités offertes par la grosse firme américaine, se bousculent dans l’une de la quinzaine d’universités partenaires à ses formations gratuites qui disposent de modules tous plus excitants les uns que les autres comme « Se familiariser avec les moteurs de recherche », « Comprendre et faire de la publicité en ligne » ou encore « Le digital et la recherche d’emploi ».
Bien évidemment, la vraie question, celle qui taraude les esprits les plus pointus et ceux qui ont su conserver ce nécessaire recul indispensable à la formation intellectuelle des jeunes élites, c’est celle que pose Pierre Chantelot, enseignant à Marne-la-Vallée et inévitablement secrétaire national au syndicat SNESUP-FSU :
« C’est très sympathique, cette fois-ci, parce que c’est Google, mais que dirait-on si Monsanto venait organiser des formations gratuites sur “comment cultiver ses champs” dans nos universités ? Ou la Société générale offrir un b.a.-ba sur le fonctionnement de la société de marché ? »
Eh oui ! Rendez-vous compte m’ame Ginette, imaginez bien, m’brave Gérard, ce qui se passerait si des entreprises commerciales entendaient former des étudiants à l’utilisation de leurs produits : il est absolument évident que ce serait le début d’une propagande inouïe et totalement irresponsable.
A contrario, former ces mêmes étudiants à refuser ces produits, à s’en passer et à s’opposer à ces entreprises fait partie de l’évidente mission du service public d’enseignement qui… Ah, on me souffle dans l’oreillette que ce n’est pas exactement la mission du service public…
Hum bon, a contrario, on doit donc rappeler que, par définition, le service public d’enseignement se doit d’être totalement impartial, neutre et idéologiquement non biaisé, ce qui lui permet de présenter avec la plus grande justesse les tenants et les aboutissants de toutes les techniques et tous les produits commerciaux, n’est-ce pas. Dès lors, il ne viendrait jamais à l’idée d’un professeur de faire passer ses convictions politiques, économiques ou sociales avant le nécessaire besoin d’objectivité lié à sa charge formatrice, n’est-ce pas.
Et puis bon, comment peut-on réellement comparer d’un côté les formations dispensées par une entité qui doit vivre en concurrence avec d’autres entités avec les formations dispensées par une entité qui vit de son monopole de droit ? Il va de soi que c’est bien l’entité et les individus travaillant en dehors de toute compétition et de toute incitation à suivre le marché qui dispenseront le meilleur service, c’est une évidence, tout comme il est évident que le domaine public a toujours proposé une qualité de produits et de services irréprochable que tout le monde envie mais ne parvient pas à copier.
D’ailleurs, bien que les université disposeraient des ressources humaines et techniques pour dispenser ces formations, elles ne le font pas, parce que, … eh bien parce que quand c’est payé par Google ou d’autres entreprise, c’est toujours ça de moins sur les budgets de ces services publics qui sont toujours vus comme trop étroits, insuffisants, rikikis et inadaptés. D’ailleurs, Jean-Christophe Burie, vice-président chargé du numérique à La Rochelle, ne dit pas autre chose :
« On le fait parce que c’est gratuit, qu’on a les locaux et que cela apporte un plus à nos étudiants. On ne pourrait pas leur offrir alors qu’on manque déjà cruellement de moyens pour assurer les enseignements de nos formations. »
En somme, les formations de Google, l’Université pourrait les faire, chiche et tout ça, sauf qu’elle ne peut pas faute de moyens. Zut, quoi.
Reste donc la question, prégnante, de savoir ce qu’il va falloir avoir comme position officielle devant ce qui est un mouvement d’ensemble : alors que Le Monde se chiffonne déjà de l’existence de ces « formations Google », on apprend que Microsoft est aussi sur les rangs pour venir mettre son grain de sel : à Issy-les-Moulineaux, Microsoft vient ainsi d’inaugurer une formation à l’intelligence artificielle avec une première promotion de 24 étudiants « en reconversion professionnelle, éloignés de l’emploi ou décrocheurs scolaires ».
On notera qu’au terme de leur parcours, cette formation leur donnera une certification sur la donnée, l’intelligence artificielle et les algorithmes d’apprentissage automatique (« machine learning »), formant l’équivalent d’un niveau bac+3, que notre magnifique système d’éducation nationale chèrement payé par tous n’a pas été foutu de leur offrir…
Au-delà des petits couinements des enseignants conscientisés à l’abominable invasion du privé et des besoins réels du marché dans le cadre bien propret et bien protégé des universités, peu nombreux sont ceux qui remarqueront que, quoi qu’en disent leurs détracteurs, ces formations offrent de vrais débouchés pour ceux qui les suivent, avec, très souvent, un job à la clé (ou une amélioration notoire de leurs chances d’en décrocher un).
Peu nombreux sont ceux qui se demandent vraiment pourquoi les entreprises prennent ainsi le temps et les moyens de faire ce que l’université s’avère incapable de réaliser sachant que les premiers ne sont payés de leurs efforts qu’au travers des services qu’ils rendent et qu’ils peuvent facturer là où les seconds bénéficient de la puissance publique (et du bras armé de la loi) pour subvenir à leurs besoins, toujours plus gros et – bizarrement – jamais suffisants pour couvrir les demandes.
Peu nombreux voient la faillite du système que ces entreprises tentent de pallier. Et encore moins nombreux sont ceux pour en tirer la conclusion évidente qu’il vaudrait mieux, de loin, étendre le système et l’offrir à un maximum d’étudiants plutôt que lui mettre des bâtons dans les roues.
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