Les adversaires les plus apparemment résolus de la loi du marché ont pourtant une pratique très commerciale de la politique. Au delà des concepts de circonstance qui soutiennent les discours idéologiques, il s’agit avant tout de dominer un secteur, de séduire une clientèle, les minorités qui additionnées peuvent faire basculer la majorité, et les « jeunes », comme si un âge aux frontières mouvantes pouvait définir une identité et une catégorie sociale. Les jeunes sont l’avenir puisqu’ils vieilliront. La gauche est l’avenir puisqu’elle est le progrès. Le jeunisme s’identifie donc à la gauche, et parfois à la prétendue droite mimétique. Le jeunisme consiste à flatter les jeunes dans les programmes, à couvrir de louanges leur spontanéité présumée, c’est-à-dire le revers de leur inexpérience et de leur manque de réflexion, à promouvoir l’image de la jeunesse dans les affiches et à mettre en valeur quelques visages d’orateurs pleins de candeur juvénile. Ces derniers n’ont rien des enfants de la dernière pluie : politisés, formés à l’agit-prop, ils seront les meneurs, courtisés des journalistes, lorsque la gauche utilisera les lycées et les facultés pour bloquer les réformes de droite. Plus tard, comme dans la chanson de Jacques Brel, ils seront des bourgeois de la politique, des politiciens professionnels, selon un plan de carrière qui se sera construit sur la naïveté des manifestants dupés. 1968 a eu son Cohn-Bendit, 1986 et la loi Devaquet, son David Asssouline et son Isabelle Thomas, le CPE, son Bruno Julliard, et la loi El Khomry a son Martinet et son Leroy. Tous sont aujourd’hui casés. Pour les derniers, ça viendra, même si l’étrangeté de la situation vient de ce que la gauche manifeste contre la gauche. C’est un règlement de comptes interne et non plus une stratégie d’opposition.
Ce rite de la politique française est évidemment consternant. On ne peut pas dire que la répétition de slogans ânonnés en frétillant d’indignation soit la marque du génie créatif de la jeunesse. L’idée qu’une opinion est tellement évidente qu’elle doit s’imposer à tous, et qu’il est donc légitime de bloquer les facultés et les lycées, pour contraindre à la prétendue grève et pousser à manifester, paraît d’une grande fraîcheur. Elle est d’une stupéfiante bêtise et souligne la désespérante nullité de notre éducation. Ainsi donc, notre « République » forme des ignares qui méprisent sans le moindre remords la liberté d’opinion, la liberté de se déplacer et de travailler, et tout cela au nom de l’opposition à une loi qu’ils n’ont pas lue, puisqu’elle n’est pas encore définitivement écrite. Le réflexe moutonnier l’emporte sur l’intelligence, le rapport de forces sur le processus démocratique et le droit qui en découle. Elle est belle notre démocratie qui n’en est pas une. Les légendes de notre désastreuse révolution ont appris aux Français que la révolte et la manifestation étaient la source suprême du droit. La « droite » n’a jamais eu de Thatcher pour rappeler que la légitimité n’appartient qu’au peuple, à ses représentants, et à la Loi. Elle a gagné en 1968, mais c’était pour perdre dans les esprits. Elle a reculé en 1986. Cette année-là, elle renonçait à utiliser la force contre les « jeunes ». Elle a encore capitulé avec Villepin sur le CPE, et d’une manière honteuse, en n’appliquant pas une loi votée par le Parlement deux mois auparavant et validée par le Conseil Constitutionnel. Le rapport de forces, le blocage, la violence parfois qui triomphent, c’est aussi la République et la démocratie qui perdent.
Pour achever le tableau de cette peu glorieuse exception française qui jette une ombre sur l’intelligence d’une nation, on remarquera que le fonctionnement normal d’une démocratie suppose que la manifestation soit un moyen d’expression légitime. Devant l’ampleur des rassemblements pacifiques en faveur de l’école libre, Mitterrand avait eu raison de reculer. Hollande ne l’a pas imité malgré le succès du mouvement sans doute trop bon enfant contre le mariage unisexe. Rien dans ces mouvements ne portait atteinte à la démocratie. Il en va tout autrement lorsque des lycéens prétendent imposer « leur » grève à des élèves qui sont obligés à l’absence et privés d’un service public auxquels ils ont droit. De même pour les voyageurs de la SNCF, interdits de transports par les privilégiés de l’emploi public, nullement concernés par le projet de loi contesté, mais auxquels on accorde le droit d’attenter à la liberté des autres. Dans ces deux cas la liberté démocratique et l’ordre républicain devraient évidemment interdire ces prétendues grèves. Mais cela suppose que le lycée donne à ses usagers une éducation qui en fasse des citoyens libres et responsables et non des moutons de Panurge attendant d’être les clients inégalement favorisés de l’Etat Providence après avoir chanté le « ça ira » de leur génération.
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