En février 1535 éclata, dans la France de François 1er, la calamiteuse affaire dite des Placards. Ceux-ci s’en prenaient au dogme catholique et préfiguraient ces guerres de religion qui ont ensanglanté l’Europe. La répression royale fut impitoyable. Calvin et d’autres brillants esprits choisirent l’exil. Inquiété, Rabelais, de grande renommée, se réfugia à Milan. Il avait déjà publié Gargantua et Pantagruel, un ensemble de récits dans une verve populaire et burlesque, qui avaient eu le malheur d’être de faire rire et d’être irrévérencieux envers les institutions, dont la toute puissante Sorbonne. Rabelais du reste classait les clercs en trois catégories : les fols, les fredons et les farfadets. Et s’il se dépeignait volontiers lui-même en fol, il mettait dans le même sac des « fredons » tous ceux qui, tels les moines à vêpres et matines, ânonnaient à longueur de journée la « bonne parole » délivrée par les farfadets. Aujourd’hui, on parlerait de « politiquement correct » !
Cinq siècles plus tard, un arrêté du Conseil d’État prononce l’interdiction du spectacle de l’humoriste Dieudonné. La comparaison entre les deux hommes s’arrête là, et celle des institutions françaises, aussi. Car si Rabelais eut à souffrir de la toute-puissance d’un Clergé hégémonique et dogmatique, Dieudonné s’exprime dans une France qui dit avoir fait la Révolution, précisément pour que nul pouvoir ne puisse restreindre la liberté !
Aujourd’hui, deux jours après l’arrêté du Conseil d’État, l’émotion est à son comble. L’intrépide Manuel Valls triomphe (en apparence). Mais les 6 000 spectateurs qui avaient réservé pour le spectacle censuré ne comprennent pas. Ils se croyaient en France, le pays de la liberté. Ils étaient venus pour rire mais ne savaient pas qu’il était désormais interdit de rire de certaines choses et, quand bien même, « on ne rit pas avec n’importe qui ». L’un des spectateurs éconduit ne cache pas sa déception devant les micros : « on peut rigoler des blacks, on peut rigoler des rebeus, on peut rigoler des blancs mais on ne peut pas rigoler des juifs ! ». Sans doute ignorait-il faire partie désormais de ces « spectateurs irresponsables, ignorants et pervers » qui bêtement « s’esclaffent » devant un amuseur sans talent » (extrait de la tribune de Mme Taubira, parue dans Le Monde début janvier).
Dans cette affaire, si, à nos yeux, la décision du Conseil d’État semble à la fois liberticide et politiquement contreproductive, voire insurrectionnelle, il faut « entendre » ce que chaque partie clame. Que disent Madame Taubira, Monsieur Valls et tous les partisans de la censure ? Ils disent reprocher à Dieudonné de tenir dans ses spectacles des propos antisémites. Ils disent vouloir « protéger » l’opinion publique de l’influence néfaste que ces propos pourraient avoir, comme si l’opinion publique n’était pas capable de se faire une « opinion » par elle-même. Ils citent à l’envi la regrettable affaire Halimi, preuve à leurs yeux que l’antisémitisme sévit dans notre pays et qu’il progresse.
« L’attentat du 11 septembre » est le dernier sketch dont je me souvienne. Cela me fit beaucoup rire (peut-être n’aurais-je pas dû !) et je ne suis pas un inconditionnel de Dieudonné. Mais par la véhémence de leurs propos (relayés en boucle par les médias), les censeurs m’accusent implicitement de ne pas partager leur indignation, de ne pas avoir écouté (parfois jusqu’ad nauseam) les propos antisémites en question pour mieux les déconcer. Si de tels propos sont tenus, je ne veux pas les entendre, car l’antisémitisme ne me fait nullement rire. Si, donc, de tels propos ont été tenus, eh bien que l’on applique la loi, rien que la loi, elle comporte toutes les dispositions pour agir ! Quant à la censure, celle-ci ressemble par trop à la gifle donnée par l’adulte à court d’argument à un adolescent qui se rebelle !
“Un arrêté du Conseil d’État, cela ressemble de surcroît à la colère de François 1er contraignant les protestants à l’exil et aux lettres de cachet dont Louis XVI usait à l’encontre des impertinences des Diderot et des Voltaire.”
Un arrêté du Conseil d’État, cela ressemble de surcroît à la colère de François 1er contraignant les protestants à l’exil et aux lettres de cachet dont Louis XVI usait à l’encontre des impertinences des Diderot et des Voltaire. Dieudonné aurait-il été impertinent et envers qui ? Il est capable de rassembler 6 000 personnes dans un Zénith et sans doute, à ce jour, pas un Français n’ignore son nom. Si tant de gens se précipitent à ses spectacles, c’est qu’il y a à rire, n’en déplaise à Mme Taubira et Manuel Valls. En pratiquant la censure, le pouvoir ne se comporte-t-il pas comme ces malades qui préfèrent casser le thermomètre ? Car je doute qu’en dépit de l’outrance de ses propos, l’humoriste milite d’une quelconque manière pour le retour des « heures les plus sombres ». Feindre de croire le contraire, c’est, de la part du pouvoir, faire grief de la forme pour mieux ignorer ce qu’il ne peut et ne veut entendre. Et l’outrance, provocatrice, des propos de l’humoriste résulte peut-être de ne pas « être entendu » !
Ce qui ne peut « être entendu » mérite de longs développements que d’autres feront mieux que moi. Il est question me semble-t-il de mémoire collective, ou plutôt de « mémoires collectives ». La mémoire juive, la mémoire noire, la mémoire des harkis… À l’évidence, Dieudonné veut dire quelque chose qui se rapporte au Panthéon de ces « mémoires » et, selon lui, à l’existence entre elles de hiérarchies contestables. Je formule le vœu que cette question puisse faire l’objet de débats plus sereins et que les uns puissent « écouter » ce dont les autres veulent être « entendus ». Pour son malheur, Dieudonné aura choisi de s’en prendre au symbole le plus sensible de la mémoire juive, ce qui soulève la légitime indignation des associations qui en sont les gardiennes. Et si ses propos contreviennent à la loi d’une quelconque manière, ils doivent être sanctionnés. Rien d’autre !
Mais le pouvoir a choisi la censure. Qu’en espère-t-il ? Des intellectuels et non des moindres lui emboîtent le pas. Un Finkielkraut, pourtant défenseur des libertés, applaudit. En est-il grandi ? De surcroît s’instaure l’arbitraire des « deux poids, deux mesures », car si la censure s’en prend à l’irrévérence antisémite, elle reste étonnement silencieuse à l’encontre des « ignominies » proférées à l’encontre de l’Église catholique, ou encore des Femen à qui la France va jusqu’à offrir le droit d’asile. Dans la France « normale et exemplaire », il y a des « ignominies » recommandables et d’autres, non. Par son initiative picrocholine, Manuel Valls aura réussi, à l’encontre des promesses de son Président, à dresser les français un peu plus les uns contre les autres. Qui seront les prochains censurés ? Les éditorialistes qui doutent de la justesse de la politique économique de François Hollande ? Quant à ce dont il est désormais de bon ton de rire, il suffit de parcourir les programmes des chaînes publiques pour s’en affliger ; les « bons » scores délivrés par PISA au système éducatif français devraient commencer à faire douter tous ceux qui se prennent au sérieux !
Pour finir, à qui « profite le crime » ? Les élections municipales prochaines donneront très certainement un début de réponse.
> le blog de Rolland Goeller
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