Mistigri

Tribune libre de Jacques Garello*

Le jeu de mistigri consiste à se débarrasser d’une carte maudite en la repassant à un autre joueur. C’est la même démarche que celle qui consiste à « refiler la patate chaude ».

Le débat actuel autour de la prise en charge des déficits de la Sécurité sociale se déroule suivant les règles du mistigri.

Les joueurs sont les gouvernements successifs. Depuis des décennies ils sont incapables de régler le problème, mais prétendent pourtant y être parvenus, en attendant que leurs successeurs soient confrontés aux mêmes affres. La droite a refilé la patate chaude à la gauche juste en temps voulu.

Quelle patate ou quel mistigri ? Il s’agit actuellement des fameuses « charges sociales ». En 1974, et sans aucune originalité, le jeune économiste que j’étais alors annonçait l’explosion de la Sécurité sociale, qu’il s’agisse de l’assurance maladie ou des retraites. J’étais assez naïf pour croire que le temps de la réforme était venu. J’ignorais l’art des gouvernants à repasser le mistigri, grâce à une technique éprouvée : masquer le jeu pour que le suivant n’y voie goutte. Masquer le jeu, cela consiste aujourd’hui comme hier à rééquilibrer les comptes d’une façon simple : augmenter les cotisations et diminuer les prestations.

Aujourd’hui, la fin du jeu approche, parce qu’un élément fait tomber le masque : la référence à la compétitivité des entreprises françaises. Le « coût du travail » s’est invité dans la partie, quand on a mesuré qu’il était nettement supérieur en France (un écart de presque 10% avec ce que payent les concurrents allemands). Les socialistes et quelques autres ont suggéré que la perte de compétitivité était due à nos entrepreneurs : pas assez innovants, ni assez bons vendeurs, ni assez tournés vers l’exportation, etc. Mais ces sornettes n’ont pas convaincu, on retourne donc au coût du travail. Comme le niveau des salaires nets français est à peu près le même que ce qu’il est en Europe, on en déduit fort justement que la différence ne pouvait venir que des charges sociales. La droite le savait, mais s’est égarée dans les sables de la TVA sociale. La gauche ne le savait pas, mais vient de l’apprendre à ses dépens.

Aussi quelle surprise quand on a annoncé (Le Monde) que le gouvernement allait sans doute renoncer à une hausse des cotisations payées par les entreprises pour demander à l’ensemble des contribuables de mettre la main à la poche en augmentant la CSG ! Autre jeu de mistigri : alléger la charge des entreprises contribuables pour la reporter sur les ménages contribuables. En réalité, la charge est toujours pour des personnes, qu’elles soient retraitées, ou installées à leur compte, ou salariées (puisque la distinction entre charges patronales et salariales est une apparence, le prélèvement s’opérant toujours sur le revenu du salarié).

“Tous les Français sont en train de perdre à ce jeu stupide.”

Mais pourquoi le choix en faveur de la CSG ? Le précédent gouvernement était orienté vers la TVA sociale, qui avait à ses yeux l’avantage d’être payée sur les produits importés, au point qu’elle avait été rebaptisée TVA anti-délocalisation (un autre mistigri que nos partenaires européens auraient difficilement accepté). Les socialistes viseraient maintenant la CSG, un impôt général et proportionnel. Ne serait-ce pas un « cadeau fait aux riches » ? Ils ont sans doute un attachement sentimental à cette contribution sociale généralisée (destinée au départ à combler les déficits de l’assurance maladie) puisque c’est l’un des leurs, Michel Rocard, qui l’a mise en place (elle devait être provisoire et au taux de 1 % au départ !).

En fin de compte, qu’il s’agisse de TVA ou de CSG, le gouvernement actuel, comme les précédents, se défausse sur le contribuable ou l’assuré.

Ainsi, la préparation d’un budget de l’État (loi de finances) ou de la Sécurité sociale (LOFSS, loi d’orientation du financement de la Sécurité sociale) consiste-t-elle en un gigantesque et pittoresque mistigri : on retire des milliards ici pour les affecter là, on exonère ici pour surtaxer là, on crée des niches mais on en supprime d’autres, l’ensemble à partir d’hypothèses macro-économiques imaginaires. Dans la panique des finances publiques, on chasse le peu d’argent qui reste aux uns, tout en promettant beaucoup d’argent aux autres.

Il est grand temps d’en venir à la solution libérale. Elle part d’un diagnostic avéré : c’est le système de protection sociale « à la française » qui est intenable. Il est fondé sur « la répartition » : les jeunes paient pour les vieux, les bien portants pour les malades. C’est du pur gaspillage, car les cotisations ne sont jamais capitalisées et la répartition entre cotisants et allocataires ne cesse de se dégrader. De plus, le système est confié à un monopole public bureaucratique, dispensé de tout effort d’efficacité. Enfin, le système est irresponsable, puisque la couverture sociale est devenue un « droit social » au lieu d’être le produit d’une sage précaution prise volontairement et personnellement.

Le diagnostic posé, le remède s’impose : décentraliser et privatiser la protection « sociale », et revenir à une logique assurancielle, chacun étant gestionnaire des coûts de sa propre santé et de sa retraite, une gestion garantie par des compagnies, des fonds ou des mutuelles concurrentes et chargées de capitaliser l’épargne qui leur est confiée. J’ai expliqué depuis longtemps aussi que cette réforme peut se faire sans dommage pour quiconque, y compris les plus défavorisés, qui sont aujourd’hui les plus pénalisés par le système. Cette réforme bénéficierait aux assurés français avec une couverture à bien meilleur marché, comme on la trouve à l’étranger – les frontaliers suisses le savent bien (mais Bercy interdit désormais cette « évasion sociale »).

Il existe donc bien une issue libérale, mais tous les dirigeants de tous les partis veulent sauver la Sécu, et quand ils pensent à une réforme, elle est toujours « paramétrique » (bricoler l’âge de la retraite, le montant des cotisations ou des prestations) et jamais « systémique ».

Il faut cesser de jouer au mistigri, car tous les Français sont en train de perdre à ce jeu stupide.

*Jacques Garello est un économiste libéral français, professeur émérite à l’Université Paul Cézanne Aix-Marseille III. Il est fondateur du groupe des Nouveaux Economistes en 1978 et président de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS) depuis 1982. Il est également membre du Conseil d’administration de l’Institut de Recherches Economiques et Fiscales (IREF).

> Cet article est publié en partenariat avec l’ALEPS.

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2 Comments

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  • 0 / 10
  • schaeffner , 13 octobre 2012 @ 9 h 36 min

    Bravo et merci à Mr. Garello pour son analyse clair voyante et totalement fondée et pour la solution libérale qu’il propose.
    Celle-ci suppose toutefois que la gestion des cotisations privées des personnes qu’elle implique soit effectivement garantie. Toute la question est là !!!… Car les français ont suffisamment été échaudés par le passé pour ne faire qu’une très relative confiance à leur politiques et à leurs assureurs et banquiers !!!
    La CONFIANCE c’est le seul moteur qui peut faire vivre harmonieusement une société !!!

  • Frédérique , 13 octobre 2012 @ 9 h 58 min

    En admettant que l’on passe le remboursement des soins dans le privé, ce qui doit être possible, que fait-on des retraites? Aucune compagnie privée ne paiera pour les retraités actuels qui n’auront pas cotisé chez elle. Comment rembourse-t-on le déficit actuel? Que deviennent les personnes qui ne cotisent pas, revenu trop faible, et donc ne pourront pas se payer d’assurance privée? A moins que pendant la transition, on nous oblige, et à payer une assurance privée, et à payer les cotisations actuelles, mais si c’est le cas, combien d’entre nous pourront se le permettre? Si la solution était aussi simple, ça se saurait.

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