Tribune libre
D’ordinaire, lorsque nous atteignons un point Godwin, c’est-à-dire lorsque dans un débat nous arrivons à une reductio ad Hitlerium, nous sommes systématiquement discrédités et conspués ; mais il est parfois des cas où cet événement révèle quelque chose de particulièrement grave lorsqu’il n’est que l’expression d’une vérité. Cela se produit quand nous nous apercevons en effet que le système de pensée derrière le nazisme est toujours d’actualité, et pas forcément chez ceux que l’on accuse en premier lieu à ce sujet. En ce qui nous concerne ici, nous ne blâmons personne mais proposons des outils pour juger librement.
La principale erreur vis-à-vis de l’horreur nazie (et on peut en dire autant de sa cousine communiste), c’est de la déconnecter du substrat philosophique qui la nourrit et de ne s’en tenir qu’aux conséquences et au « folklore » qui l’habille. L’idéologie nationale-socialiste se caractérise par l’idéalisme philosophique (1), l’évolutionnisme (en conséquence, puisque l’évolutionnisme, dont nous n’allons pas discuter ici en détail, est un système se basant sur l’idéalisme) et par le millénarisme athée. Nous allons constater horresco referens que nous avons aujourd’hui ces mêmes éléments dans les idéologies qui animent une grande majorité des esprits de toutes les catégories de la population, et tout spécialement ceux qui nous gouvernent (2). Cela explique le pourquoi du point Godwin, qui ne peut qu’arriver si l’on reste dans ce système de pensée, comme c’est le cas actuellement.
1) L’idéalisme
L’idéalisme est un courant philosophique commençant avec René Descartes (1596-1650), qui érigea comme dogme la mise en doute systématique du réel et de notre capacité de connaître, affirmant qu’on ne peut connaître la réalité telle qu’elle est. Il se rattrapera maladroitement, pour réconcilier son système avec la réalité et l’évidence de sa propre existence, par la contradiction du « je pense donc je suis » (3). Pour corriger l’erreur de Descartes, il faut dire : « Je suis donc je pense ».
Descartes, par cette erreur, ouvrait la voie vers un nouvel agnosticisme (4), position philosophique déjà présente dans l’Antiquité et que combattait Aristote (-384,-322) en se moquant de Protagoras (-490,-420), sophiste qui à force de penser que rien n’était vrai, finissait de facto selon son modèle par ne plus penser du tout et à devenir une plante. Cela était évidemment contradictoire avec la réalité (5).
Les successeurs de Descartes s’aperçurent de sa pirouette : cette erreur du « je pense donc je suis » qui affirme l’antériorité de l’idée sur l’existence, mais ne remirent jamais en cause sa méthode. Ils continuèrent donc à penser que les idées sont innées et premières. Ainsi, Kant (1724-1804), Fichte (1762-1814), Hegel (1770-1831), Marx (1818-1883) et toute une suite continuèrent sur cette voie, en la perfectionnant de plus en plus.
- Kant affirma qu’il n’y a aucun lien entre la pensée et la réalité extérieure, ce qui donna la notion de liberté de pensée (6), ou les débuts du libéralisme formalisé en système.
- Fichte rejeta toute réalité extérieure, et ne considéra que le moi pensant, enfermé dans sa propre pensée. Cela inspirera l’école nihiliste moderne.
- Hegel nia toute réalité autre que la pensée, considérant celle-ci comme constituée d’étapes de l’histoire, comme un progrès, un développement collectiviste, un dépassement de la connaissance intellectuelle. Ce mouvement et cette évolution achèvera de constituer le substrat du nazisme, avec ses mythes de surhomme, d’espace vital et de progrès comme principe sur tous les plans. Le progrès comme principe instaure une classification des races humaines, car il assimile les degrés de progression à des natures différentes, et nie le fait que tous les hommes viennent d’une même nature humaine, indépendante du progrès technologique, une même nature par laquelle l’homme existe, par l’être, qui est la cause à la fois attachée à chacun et commune à tous. La véritable amélioration de la condition humaine ne peut s’opérer que par une convergence vers l’unité, la vérité et le bien, autrement dit vers l’être : la réalité au-delà de son aspect dégradé que montrent les existences, et non pas par le moyen d’idées évoluant spontanément vers un prétendu paradis terrestre.
- Marx continua dans le système d’Hegel mais en l’inversant, dans le sens qu’il proclama la matière comme support de la pensée : le développement de la pensée étant pour lui issu du développement spontané des forces matérielles. Marx avait lu Darwin, et tout ceci prend comme appui l’évolutionnisme, théorie non démontrée, non vérifiée rigoureusement et en désaccord avec la réalité (7).
- La suite est de plus en plus dense en déclinaisons et variations subtiles, mais ce qui est sûr c’est que l’idéalisme contamine toute la pensée, aussi bien celle des intellectuels que celle du reste du peuple. Parmi ces variations, il faut retenir l’existentialisme, qui refusera le mouvement spontané des idées, y substituant la puissance du moi, capable de modifier tout à sa guise. L’existentialisme n’est qu’un idéalisme appliqué, avec le moi aux commandes, et sera la porte-ouverte à une multitude de revendications individualistes. Ces revendications seront bien souvent méprisante vis-à-vis de l’intégrité des êtres.
Cette évolution et ses conséquences se transcrivent notamment d’une manière sans doute plus perceptible dans l’art, dont on dit qu’il est à l’image de l’époque dans laquelle il se développe (8).
2) Le millénarisme athée
À cet idéalisme s’ajoute le millénarisme athée, qui est la croyance en une fin du mouvement hégélien de la pensée, aboutissant au paradis terrestre et à la libération complète de l’homme.
Quand nos politiciens ressortent le « progrès de l’Égalité » ou encore « l’évolution » comme dogmes, et renvoient avec mépris leurs opposants dans « l’obscurantisme moyennageux » , ils sont pleinement dans cette dangereuse perspective.
En effet, nous pouvons nous demander où cela les conduira-t-il ? Ils semblent chercher le nouveau surhomme : le surhomme « égalitarisé » , libéré, « androgyné » et rendu identique à tous ses semblables. Leur folie les fera détruire la nature des choses et l’unicité des personnes, parce qu’ils ne s’acceptent pas comme ils sont. Pour quelle raison ? Parce qu’on leur a enseigné qu’ils n’étaient pas en tant que tel, mais en tant que compris dans un mouvement de la pensée dépendant du mouvement soit-disant spontané de la matière, et auxquels on promet un salut illusoire. Voilà la perspective macabre qui se profile à l’horizon : un massacre hygiéniste et inconscient, une suppression des êtres au nom d’idéologies. Ce qui arrive, tout silencieux soit-il, est pire que tout ce que nous avons vu au XXe siècle, et il serait temps de combattre l’idéalisme par le réalisme, ce « retour au réel » que tout le monde est capable de comprendre, et surtout, de vivre, sous réserve d’humilité et de dépouillement. Cette pauvreté intellectuelle est nécessaire, car pour se conforter au réel il est nécessaire de se délester de nos idées exclusives afin de partager avec les autres ce qui est conforme à la réalité, car le réel n’appartient à personne en particulier, mais à tous, dans le respect de chacun.
3) Conclusion
Il est urgent de sortir de ce système de pensée, qui interdit toute ouverture au réel, toute connaissance de la réalité, donc toute référence fixe pour tout le monde et en conséquence tout rassemblement. Cela interdit de fait la convergence des personnes autour de la même réalité, autour de vérités, et fait croire en des rêves non seulement mensongers mais aussi dangereux car finissant par violer la réalité, comme on a pu le constater dans l’histoire moderne. Converger vers le réel ne signifie pas être naturaliste, car ce serait là refuser qu’il y ait une harmonie à atteindre avec soi même et les autres, autour de points de repères universels et au-delà des catégories. Ce qui doit être une référence est ce qui est, au delà des existences individuelles et des idées. Pour ce faire, voici quelques axes pratiques contre l’idéalisme :
- Faire preuve d’honnêteté intellectuelle : converger vers la vérité dans les débats en ne partant que des vérités premières, des faits, qui existent aussi chez l’adversaire. Induire ensemble ensuite vers des vérités plus générales, toujours avec rigueur et cohérence ;
- Refuser toute idéologie et se remettre en cause face à la réalité, pour éviter de s’enfermer dans son propre système ;
- S’ouvrir au réel en apprenant à voir, à écouter, à toucher, à goûter, à sentir : en apprenant à connaître, et donc à aimer. La vraie connaissance comme union non-destructrice est en voie de disparition ! Devant une oeuvre d’art par exemple, la bonne attitude est de la contempler et de la regarder longtemps pour tenter de la connaître, avant d’aller voir le texte explicatif qui y est attaché. Ce texte est bien souvent un développement d’idées car explications par le langage, qui risqueront de conditionner le regard s’il est lu avant (ce qui sera alors de l’idéologie). L’accueil de l’autorité du réel est indispensable pour exercer la véritable liberté – qui est, nous le rappelons, la possibilité de pouvoir choisir ce qui est bien.
Si nous ne changeons pas, nous allons au devant du nouveau totalitarisme : la dictature générale du nombre, de la somme des egos, qui sera beaucoup plus dure à renverser que les régimes totalitaires du XXe siècle, parce qu’elle est maintenant en chacun de nous, et qu’elle a déjà commencé à s’établir. C’est le règne de milliards de subjectivités contre une et une seule réalité, commune à tous.
Maintenant, nous laissons le lecteur faire son propre jugement, et analyser où se trouve l’idéalisme philosophique, le mépris du réel, la violation de la nature des choses, la dangereuse croyance au progrès comme moteur de la société (9), dont on nous vante les mérites sans nous dire où il nous conduit, sachant que l’expérience montre que les conditions de vie sont de moins en moins humaines. Ce qui est sûr, c’est que tant que ne sera pas mis en cause ce système, la situation ne s’améliorera pas.
Il n’y a qu’une seule solution à la crise multiforme : le réalisme ou la recherche de la vérité, autrement dit la recherche de la conformité au réel, car c’est là le seul point de convergence raisonnable que tout le monde peut connaître. Face au réalisme, l’idéalisme est une affaire d’initiés, d’idéologues, de créateurs ex nihilo qui vous disent qu’ils prennent les choses en main (l’État s’occupe de tout !), et détruisent tout sur leur passage. Nous devons arrêter cela, car le seul moteur de la société respectueux des êtres humains est le réel, et ce qui anime cette société doit être, en vue du bien du peuple, la convergence vers le vrai : la conformité de l’intelligence avec la réalité.
1. À ne pas confondre avec le sens courant d’idéalisme.
2. Et cela ne se réduit pas à l’actuel gouvernement, vu que ce système de pensée a été ancré dans chaque personne à cause des médias et de l’Éducation Nationale, grande fossoyeuse de la liberté réelle.
3. Complètement infirmée par l’évidence que de dire « je » suppose l’être et donc l’existence (le fait d’être).
4. Position selon laquelle on considère que rien n’est vrai et donc que rien ne peut être connu.
5. L’agnosticisme n’est en effet pas recevable, car il est en perpétuelle contradiction. Ainsi, si nous supposons que rien n’est vrai, cette supposition est prise comme vraie, ce qui implique qu’il y a au moins une chose de vraie : la proposition selon laquelle rien n’est vrai. Nous voyons là à quel point ce système de pensée est intenable, et pourtant il fit la gloire des sophistes, et fait la gloire de la pensée contemporaine à force de détournements subtils et de manipulations sémantiques de moins en moins rigoureuses tout en étant de plus en
plus compliquées, empêchant d’y voir clair.
6. Qui n’est pas la même chose que la liberté réelle, ou la possibilité de faire un choix en faveur du bien.
7. Sauf si l’on n’admet pas la nécessité de la philosophie première (métaphysique) comme socle de toute science, mais ne pas l’admettre comme telle conduit à abandonner la rigueur, car la métaphysique est nécessaire pour les vérités premières qui sont la condition d’un raisonnement rigoureux.
8. On remarquera ainsi ce système de pensée dans l’art contemporain, où l’idée est désormais première, au-delà de la figuration ou de la non-figuration : l’idéalisme se retrouve aussi bien chez les conceptuels, qui vont créer des idées (la synthèse hégélienne !) à peindre, que chez les néo-expressionnistes, qui peindront bien trop souvent là encore des idées de réalités plutôt que la substance (La chose en soi) de ces réalités. Dans le premier cas l’idée sera créée ex nihilo et première en tant que « matière » de l’œuvre, et dans l’autre cas l’idée sera issue du réel, mais première en tant que « forme ». Dans tous les cas il n’y aura pas de vie propre, de témoignage d’existence presque réelle. On notera que les œuvres conceptuelles font souvent violence aux natures des choses qu’elles utilisent en les détournant (l’urinoir de Duchamp par exemple, dont la nature est d’être une pissotière, mais qui est changée en nature « œuvre d’art »). Ceci est compréhensible car il faut bien incarner les idées « créées » , mais il y a là, de ce fait, tromperie. On retrouve la même chose dans les idéologies, idées prises comme principes appliqués dans le réel au mépris de la nature des choses : ces idées sont soit créées ex nihilo, par exemple l’idée de supériorités entre les races ; soit induites sans rigueur par rapport à la réalité, comme les idées supposées comme systématiquement vraies alors que obtenues à partir d’un cas particulier.
9. Le progrès respectueux du réel, donc au service de la réalité, nous aidant de mieux en mieux à nous procurer notre bien et le bien de tous, est bénéfique, mais pas le progrès qui veut modifier cette réalité dans ses fondements.
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