« Il y a un vainqueur et un perdant ce soir. Le vainqueur, c’est Dieudonné [du fait de la publicité qui lui est faite], le perdant, ce sont les grandes lois françaises. »
Au soir du jeudi 9 janvier, comme un esprit libre dans l’intox’ généralisée à laquelle tous succombent, les claires paroles du brave Nicolas Dupont-Aignan sur BFM TV tranchent de façon rafraîchissante avec l’unanimisme orwellien ambiant, dégoulinant de servilité, de conformisme et de triomphalisme facile suite à la « victoire » contre le Mal Absolu nommé Dieudonné, interdit de spectacle à Nantes. Il en faut en effet, du courage, pour lyncher à 1 000 contre 1 un homme essentiellement seul contre la totalité des appareils et ressources de l’État, plus la totalité des médias, plus les lobbies juifs et sionistes, etc. Chacun, politique, journaliste, etc. se pressa donc au micro pour venir réciter les uns après les autres, tels des veaux lobotomisés ou des singes savants, les « éléments de langage » obligés et les formules codées genre « Halte à la haine raciste ! » et « La République a gagné », dans un parfait binarisme manichéen et auto-congratulatoire du « Triomphe du Bien [nous] Contre le Mal [lui là, le vilain ‘antisémite-et-sa-bande-de-basanés-des-quartiers-qui-vont-à-ses-spectacles-pour-casser-du-juif]. »
Le développement du droit français auquel deux hommes président, l’un avec une circulaire ministérielle de trois pages, l’autre avec un « jugement » sans doute décidé d’avance sur lequel on reviendra, augure mal, très mal, de nos libertés futures et inquiète gravement la quasi-totalité de la magistrature.
Et cette fois, il ne s’agit pas seulement des droits de parole, de pensée, de réunion et d’assemblée, ce qui on en conviendra serait déjà affolant pour qui entend continuer à vivre dans un pays libre.
Une parodie de justice qui fleure bon la République bananière
Quelques faits. Valls et les médias qui lui lèchent les bottes s’empressa donc ce jeudi 9 janvier de célébrer la décision du Conseil d’État, qu’il prit soin de présenter comme « la plus haute juridiction administrative de la République ». Ce que ni Valls ni France 2 ni France Inter ne dirent aux Français, et demandons-nous pourquoi, c’est que cette décision, prise de plus en 20 minutes mais qui risque désormais de faire jurisprudence pour tous, ne fut pas prise par le Conseil d’État en collégial, avec débat entre plusieurs juges pendant des heures, mais en référé, c’est-à-dire par un juge unique, qui trancha seul. Et en quelques minutes.
Relevons au passage que le magistrat qui présida cette « session » éclair, Bernard Stirn, n’est autre que l’arrière petit-neveu du célèbre Capitaine Dreyfus (celui de l’affaire du même nom).
De plus, la quasi-totalité des magistrat(e)s qui purent s’exprimer sur les média ce jour-là étaient clairement choqués par l’incroyable brutalité a laquelle Valls soumit le processus judiciaire et ses institutions à son agenda politique (à savoir interdire le spectacle à tout prix avant qu’il ne commence). C’est ainsi en extrême urgence qu’il saisit le Conseil d’État à Paris vers 3 heures dès que le tribunal administratif de Nantes eut annoncé sa décision d’autoriser Dieudonné à jouer. L’audience fut convoquée pour 5 heures à Paris ce même après-midi, ne laissant aucune chance aux avocats de préparer leur mémoire écrit. Et la totalité de la session, plaidoiries, décision, et annonce, dura à peine 90 minutes ! Une belle justice à la hussarde que Valls et Stirn nous donnent là. Et une chronologie hallucinante pour qui connaît le droit. Du jamais vu dans toute l’histoire du Conseil d’État, sauf un seul cas, en 1962, pour une condamnation a mort.
Encore plus grave, surtout pour un individu qui entend un jour devenir notre Président et nous gouverner, fut le mépris total avec lequel Valls, dans sa rage à faire interdire le spectacle avant qu’il ne débute, piétina allègrement les droits de l’accusé Dieudonné. Imposant l’audience parisienne à 5 heures alors que les avocats de l’humoriste étaient encore à Nantes à 3 heures 30 sans aucune possibilité d’arriver à temps à la capitale, on empêcha de fait, et bien évidemment en toute connaissance de cause, l’avocat principal de Dieudonné, Jacques Verdier, de pouvoir venir défendre son client.
Un procédé cynique, honteux, anti-républicain, inadmissible en démocratie et qui s’apparente bel et bien à un « déni de justice » digne d’une République Bananière, comme Jacques Verdier ne se priva pas de le dire au micro.
Dans l’intérêt de nos propres droits et libertés, il faudra se rappeler tout cela quand Valls viendra solliciter notre vote pour la présidentielle.
Anne Baux, présidente de l’Union syndicale des magistrats administratifs est elle aussi choquée par la façon dont Valls se comporte avec nos institutions, déclare : « Je n’ai jamais vu ça, ça ne s’est jamais fait car pour qu’il y ait procédure contradictoire devant le Conseil d’État la requête du ministre doit être communiquée au défendeur » pour qu’il puisse préparer l’audience. « Même en droit électoral, on ne juge pas aussi vite. »
L’avocate Anne-Constance Coll explique elle aussi concrètement comment les manœuvres à la hussarde du binôme Valls/Stirn rendirent impossible la défense de l’accusé, déjà difficile dans des circonstances normales.
Même le Syndicat de la magistrature, par la bouche de son secrétaire général Eric Bociarelli, s’inquiète de cette décision qui constitue un « revirement de la jurisprudence » et risque de mettre à mal, pour tous et pas seulement l’artiste, la liberté de parole, etc.
Diane Roman, Professeur de Droit public, également alarmée par les agissements de Valls et Stirn, souligne que les possibilités d’interdits administratifs ainsi que les concepts introduits sont véritablement bizarres et inquiétants, tel celui d’ « atteinte à la cohésion nationale », qu’elle n’hésite pas à comparer aux procédés utilisés dans les dictatures, et pas seulement celles de la pensée : « Aujourd’hui, avec cet arrêt Dieudonné, le Conseil d’État confirme cette jurisprudence. Il va même encore plus loin: pour la première fois, le juge parle d’« atteinte à la cohésion nationale ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Derrière cette notion, on peut mettre tout et n’importe quoi. Critiquer l’action du gouvernement pourrait très bien être interprété comme portant atteinte à la cohésion nationale. Je ne suis pas du tout en train de défendre Dieudonné, ce n’est vraiment pas mon propos. Je me place sur le terrain du droit. Pourquoi avoir utilisé cette expression ? Le juge aurait pu s’en tenir à la notion d’atteinte à l’ordre public, qui est par ailleurs évoquée. Pourquoi avoir ajouté cette expression curieuse de «cohésion nationale» ? Dans des dictatures, on justifie ainsi l’emprisonnement des opposants du régime. Ce n’est pas la question ici, évidemment. Mais c’est perturbant. Cela va à l’encontre de la conception française de la liberté d’expression. »
De la liberté à l’interdit comme règle
Également lourde de conséquences, le virage dramatique que le duo Stirn/Valls fait accomplir au droit français : jusque-là, le Conseil d’État avait en effet toujours privilégié comme principe de base la liberté de réunion et de parole, l’interdit étant l’exception comme il est de tradition en droit républicain. Comme la quasi-totalité des professionnels du droit l’ont commenté, cette décision, pour la première fois, inverse la priorité, faisant de l’interdit la règle et de la liberté l’exception. Le reste de la tournée Dieudonné nous en fournira sans aucun doute le tout premier exemple.
Patrick Spinosi, avocat au Conseil d’État, après avoir tenté sur France Inter une sordide petite opération d’intox’ prétendant que cette décision n’avait « rien d’exceptionnelle », qu’elle se situait au contraire « dans la continuité de la jurisprudence du Conseil », fut lui-même forcé de reconnaître que jamais en France, l’on n’avait interdit un spectacle a priori par décision administrative. Il s’agit donc bel et bien d’un revirement total ainsi que d’une première historique, et il n’y a pas de quoi se réjouir.
La belle et libre France que ces deux personnages Valls et Stirn (et derrière eux tout le gouvernement socialiste allié ici à l’UMP et aux grands média) nous préparent sous couvert de « lutte contre l’antisémitisme ».
Ordre public et dignité humaine, les reux raisons qui fondent l’interdiction
Pour justifier son interdiction, Bernard Stirn invoque deux raisons : la nécessité de prévenir des troubles graves à l’ordre public (violences, bagarres…), et la « dignité humaine » que le spectacle (qui au moment où la décision est prise n’a donc pas encore eu lieu ) bafouerait.
Sur le risque de troubles graves à l’ordre public, deux choses : le tribunal de Nantes avait lui estimé l’exact contraire (pas de risques) quelques heures avant, et on se demande en quoi un magistrat seul à Paris était mieux placé pour évaluer la situation qu’un tribunal local, lui au moins sur place à Nantes et dont on peut penser qu’il connaissait bien mieux la situation que l’homme de Valls à Paris. Deuxièmement, au moins sur ce point, les faits ont de bout en bout donné tord à Bernard Stirn : même à l’annonce de l’annulation du show et malgré la présence de quelques 6 000 spectateurs et de manifestants en face, il n’y eut en effet aucun trouble, ni graves ni minimes comme on l’a vu.
Stirn a donc eu tout faux et les faits ont prouvé qu’en la matière, cet homme ne sait pas de quoi il parle.
Sur l’atteinte à la dignité humaine du spectacle censuré, d’une part on nage en pleine absurdité surréaliste puisque le spectacle, n’ayant pas encore eu lieu, Stirn ne pouvait par définition pas savoir ce que Dieudonné y dirait ou pas, vu qu’un show live n’est pas du tout comme un film que l’on peut visionner à l’avance et qui ne change pas d’un lieu à un autre.
D’autre part, réfléchissons quelques secondes aux conséquences et implications de ce principe consistant maintenant à censurer des spectacles sur la base qu’ils seraient attentatoires à la « dignité humaine » (et qui plus est alors que le spectacle n’a pas encore eu lieu). D’abord, qui va décider pour toute notre société ce qui est « humainement digne » ou pas et ce que nous pouvons donc créer, regarder, écouter, peindre, etc. ??? Des gens comme Valls ou Stirn, à l’évidence.
Ensuite, avec des notions aussi abstraites, relatives, et floues que la « dignité » ou « l’indignité de la personne humaine », on peut tout aussi bien désormais interdire la pornographie dans son ensemble (simplement en la déclarant dégradante et avilissante) mais aussi des films d’art et essai comme ceux de Gaspard Noé (dont le terrible Irréversible contient une graphique scène de viol de 9 minutes et un meurtre d’homosexuel dans une boîte gay), Catherine Breillat et son Romance X (sur l’éveil d’une jeune fille à la sexualité sado-masochiste), le magnifique film culte de Liliana Cavani Portier de nuit (qui comprend des scènes de sexe entre un officier nazi en costume et son ex-victime des camps de concentration), ou encore une bonne partie du rap en raison de ses paroles, ou le Piss Christ d’Andres Serrano, ou telle ou telle œuvre d’art et objet culturel que tel ou tel individu jugera dégradant et donc « attentatoire à la dignité humaine ».
On voit dans quel monde à la Brave New World Valls & Stirn nous entraînent, en se galvanisant de « lutte contre l’antisémitisme ».
Un monde à la Minority Report
Le film d’anticipation de Steven Spielberg dépeint un État totalitaire et un monde fascisant où les gens sont arrêtés pour des crimes que la police estime qu’ils commettront dans le futur. Ce jeudi 9 janvier, Valls et son compère Stirn nous ont de fait poussés d’un grand pas vers cet horizon, remplaçant bel et bien les jugements sur des faits avérés par des procès d’intention.
Par cette décision, ils nous font passer à l’ère de la punition a priori (c’est-à-dire ici avant même que le spectacle, le supposé crime à venir, n’ait lieu). On assume donc maintenant que le récidiviste récidivera fatalement et qu’il n’y a aucune chance qu’il change. Le passé est le futur, le futur est fatalement comme le passé (ce qu’en réalité on ne peut évidemment jamais savoir.) Leur dangereuse logique nous fait passer de la punition a posteriori d’un crime avéré qui a bien été commis, à la punition a priori des personnes non pas pour des choses qu’elles ont faites, mais pour des choses qu’on pense qu’elles ont l’intention de faire ou pourraient faire dans le futur. L’hypothèse sur l’avenir remplace le fait avéré comme base de la sanction pénale. Sous couvert de prévention, on est bien déjà en plein Minority Report.
Perspective effrayante, et la Ligue des Droits de l’Homme, la référence en la matière, ne s’y trompe pas lorsqu’elle aussi s’alarme de la construction d’un « cadre juridique lourd de conséquences pour la liberté d’expression ».
Valls, bien sûr, prétend avoir « renforcé la République ».
Cela est faux, car comme on le voit et comme de si nombreux gens de lois le disent maintenant, nos droits et nos libertés sortent gravement fragilisés et menacés par ses agissements et ceux de son compère Stirn : jusqu’à maintenant, en France, on était comme il se doit en démocratie jugé a posteriori pour des choses interdites que l’on avait réellement faites ou dites. Maintenant, grâce à Valls et son juge, on peut aussi, comme Dieudonné, être jugé, censuré, puni a priori, par anticipation, pour des choses qu’un juge, même seul comme dans ce cas, pensera que l’on pourrait faire, un jour, dans le futur.
On se souvient où cette logique mène et comment tout cela se termine dans le film de Spielberg.
Valls peut jubiler et savourer son triomphe momentané dans sa petite guéguerre personnelle contre Dieudonné, à 1 000 contre 1 (quel homme courageux tu es, Manuel). Mais c’est bien la France et les Français qui risquent de payer gravement ces manœuvres en termes de libertés laminées et de droits bradés. Comme le déclare à Libé Serge Slama, maître de conférences en droit public à l’université d’Évry, « nous allons regretter cette jurisprudence qui restreint les libertés au nom de la déclaration des droits de l’homme et de la tradition républicaine. »
Quoique l’on pense de Dieudonné, il est temps d’arrêter Valls et ses attaques, voulues ou non, contre les fondements mêmes de nos libertés républicaines.
> Alain Gabon, professeur des universités aux États-Unis, dirige le programme de français à Virginia Wesleyan College (université affiliée à l’Église méthodiste de John Wesley), où il est maître de conférences. Il est l’auteur de nombreuses présentations et articles sur la France contemporaine et la culture française.
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