Entretien avec Christophe Beaudouin, auteur de “La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne”, pour le mensuel Nouvelles de France d’octobre 2013.
Dans votre ouvrage analysant le sort de La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne. Tome 278 (éditions LDGJ, 556 p.), vous affirmez que nous sommes en train de vivre un changement “discret” de régime. Qu’est-ce-qui vous permet d’affirmer cela ?
Oui, tout s’est accéléré depuis vingt ans. Dans le grand tournant de la fin du XXe siècle, sans bruit, sans violence, sans proclamation solennelle, les Européens ont changé de régime politique. En déplaçant le gouvernail vers des autorités supranationales indépendantes, à Bruxelles, Francfort, Genève et Strasbourg, la démocratie a basculé. Il y a manifestement devant nous bien autre chose qu’un simple « déficit démocratique », expression piégée comme sait les fabriquer le système. Avec cette formule en trompe-l’œil, répétée sur le mode de la dénonciation incantatoire, une doxa européenne a pu faire, par la négative, de la légitimité démocratique de l’Union et de son droit un postulat indiscutable : en concédant une insuffisance, on présuppose l’existence du tout. Un « déficit », au moins, peut-il être comblé. En l’espèce, on jure la main sur le cœur que le système doit corriger absolument son « déficit » de légitimité et ce, généralement, en accélérant sa marche unificatrice et le transfert de compétences au profit d’organes technocratiques. En fait, l’unification supranationale européenne semble constituer l’achèvement du programme démocratique lui-même, sa destination finale. Débarrassé de la nation, son enveloppe charnelle, et du politique – lieu de formation de la conscience et de la souveraineté collectives – donc du dèmos, notre régime européen d’intégration marquera l’achèvement, au double sens du terme – accomplissement et terminaison – du cycle démocratique, un achèvement annoncé de Platon à Tocqueville.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi ce changement de régime consiste concrètement ?
Les États européens eux-mêmes dans le cadre des Nations unies et celui de l’Union fournissent les indicateurs. En particulier, ils ont formalisé au Conseil européen de Copenhague en 1993 et dans les traités actuels les critères constitutionnels de la démocratie et de l’État de droit, qu’ils exigent d’ailleurs des pays candidats d’observer scrupuleusement. Or, le moins que l’on puisse dire c’est que l’organisation qu’on appelle Union européenne aujourd’hui, avec son système institutionnel centralisé et ses vingt-huit démembrements étatiques, prend de sérieuses distances avec ses propres critères. Dans ce régime européen, il ne reste plus grand chose des fondements constitutionnels du gouvernement démocratique et de l’État de droit, en particulier : la souveraineté inaliénable, indivisible et imprescriptible, la séparation des pouvoirs sans laquelle il n’y a « point de constitution » (disait Montesquieu), la primauté de celle-ci au sommet de la hiérarchie des normes ou encore la « forme républicaine du gouvernement » théoriquement interdite de révision par l’article 89 de la constitution française. Sur ce dernier point, Jacques Delors lui-même voit dans ce nouveau régime européen un « despotisme éclairé et doux » et José-Manuel Barroso, l’actuel Président de la Commission, un « empire non-impérial ». L’article 88-1 de notre constitution autorise la participation de la République française à une organisation de l’Europe qui ne ressemble plus guère à l’Europe issue des traités actuels. On y lit que les Etats y exerceraient « en commun » et seulement « certaines de leurs compétences » en vertu des traités TUE et TFUE. Jetez ensuite un simple coup d’oeil au sommaire de ces traités et vous aurez compris que cette rédaction de l’article 88-1 est symptomatique du grand déni français sur la nature et le degré d’intégration européenne. L’Union accomplit le songe saint-simonien du passage « du gouvernement des hommes à l’administration des choses ».
Qu’est-ce qui l’a permis ? En d’autres termes, ce changement est-il inscrit dans l’ADN de l’UE ou s’agit-il d’une dérive malheureuse ?
Le traité de Rome de 1957 est ambivalent. Il y avait les outils pour construire l’Europe de différentes façons. Mais tant que nous étions six pays réunis pour faire une Europe agricole, un marché protégé avec la préférence communautaire et nos souverainetés intactes grâce au compromis de Luxembourg, nous construisions l’Europe des nations. L’Europe était alors une formidable addition de forces, qui aurait pu réussir tant de choses : s’élargir convenablement aux pays de l’Est après 1989, lancer des coopérations à géométrie variable, bâtir notamment l’Europe industrielle, de la souveraineté alimentaire, un internet européen, que sais-je encore… Mais c’est une autre direction qui a été prise. Avec la double rupture fédéraliste et mondialiste à partir des années 80-90. Au tournant de Maastricht et Schengen, accéléré avec les traités d’Amsterdam et Lisbonne, on est passé de l’union comprise comme une communauté de nations, à un projet de fusion des nations, et d’autre part du marché commun au marché mondial. Comme si le processus dit « européen » était piloté par un passager clandestin visant toute autre chose qu’à « faire l’Europe »…
“La révolution culturelle des enfants du babyboom était portée par le rêve d’un monde sans limites. La finance mondiale, le commerce et l’industrie de l’information l’ont réalisé. Le capital lui aussi a voulu jouir sans entraves !”
A-t-il donc quelque chose à voir avec une idéologie que certains appellent le mondialisme ?
On ne peut effectivement plus isoler l’analyse de l’intégration supranationale européenne – identifier et comprendre ce qui la propulse, formate ses institutions et programme ses politiques – du mouvement historique plus vaste de mondialisation des échanges, de la finance et de l’information. Ceux-ci avaient besoin d’États mais d’États faibles. Enclenchée au début des années quatre-vingt, la dernière phase de la mondialisation fut l’accomplissement, sur le plan économique, du mouvement de libéralisation amorcé sur le plan culturel à la fin des années soixante. Le capital lui aussi a voulu « jouir sans entraves ». Ainsi et sous l’impulsion de la Commission, les Européens ont rapidement abandonné leur ambition de « Communauté » de producteurs et de consommateurs – protégés depuis le traité de Rome par un tarif extérieur commun élevé – au profit de l’ambition inverse : entrer ensemble de plain-pied dans le jeu du libre-échange mondial. Pour passer d’une Europe protégée – la « préférence communautaire » – à une Europe ouverte – le « libre-échangisme » mondial -, les droits de douane ont été abaissés de 14,5% en 1992 à 1,5% en 2012, faisant d’elle l’union commerciale la moins protégée du monde. Les États européens ont ainsi rompu avec leur responsabilité vis-à-vis de la politique macro-économique. La fonction de l’État souverain était de maintenir ce que Castoriadis appelle « l’équilibre dynamique » de la production et des échanges, c’est-à-dire « l’égalité approximative des rythmes d’augmentation de la consommation et d’élévation de la productivité ». Cette tâche consistait pour les États à réguler le niveau de certaines importations et exportations par des écluses douanières, voire à en interdire, ainsi qu’à stimuler la demande intérieure de consommation et d’investissement par une politique keynésienne. Or, les instruments et la volonté politique nécessaires à l’accomplissement de cette tâche ont été volontairement abandonnés par les États. En abolissant peu à peu les frontières, les droits de douane et les législations protectrices, on abolissait la distinction entre « l’intérieur » et « l’extérieur » des États. De sorte qu’il n’existe plus aujourd’hui de distinction possible entre marché interne ou européen et marché mondial. La révolution culturelle des enfants du babyboom était portée par le rêve d’un monde sans limites. La finance mondiale, le commerce et l’industrie de l’information l’ont réalisé. Épousant de plus ou moins bonne foi la cause européenne, ces derniers trouvèrent chez les Européistes sincères de précieux alliés. On vit ainsi converger des armées d’« Européens convaincus », aux motivations variées, souvent opposées, pas toujours avouées, mais ayant un ennemi commun : l’État nation. Plus de soixante ans après la Déclaration Schuman, la volonté d’extension du libre-échange et de sa culture d’accompagnement semblent l’avoir emporté sur le désir politique de ceux qui rêvaient vraiment d’Europe.
Comment expliquez-vous ce basculement ?
Ce basculement de l’ordre ancien a connu une accélération sous l’effet d’une conjonction : le souvenir coupable et horrifié des guerres ainsi que des idéologies et valeurs qui leur ont servi de justification, l’orgueil prométhéen grandissant à la mesure de la domination humaine de l’univers via la technique, l’industrie et les sciences, la révolution culturelle individualiste, la société de l’urbanisation, de la consommation et de l’interconnexion, et la mondialisation libre-échangiste. Les sociétés européennes se sont dès lors rapidement converties aux valeurs de la modernité : le pluralisme, la tolérance, le nomadisme et l’ouverture. Elles ont traduit juridiquement ces valeurs dans des traités et des politiques européennes à travers deux principes à usage multiple : la libre circulation et la non-discrimination. La « société démocratique » européenne, composée d’individus « libérés » des anciennes médiations et institutions – l’État et par extension l’école, l’armée…, au-delà la nation, la famille, les morales laïque et religieuse – a ainsi peu à peu adapté son régime politique à ses nouvelles valeurs. « L’État démocratique », fondé sur la souveraineté du peuple, doit laisser progressivement la place à la « société démocratique », fondée sur la souveraineté de l’individu, bénéficiaire de multiples droits subjectifs. Le bousculement des États-nations par des entités administratives transnationales – près de 2 000 organisations de niveau mondial – est le début de réalisation de cette « démocratie sans peuple », ou « post-démocratie » dont l’Europe est le laboratoire expérimental.
À suivre !
> La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne. Tome 278, par Christophe Beaudoin
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