Août 2017 : la France vient tout juste d’élire un sémillant quadragénaire à la Présidence de la République, et déjà souffle le vent des réformes, des initiatives courageuses et des projets d’avenir qui vont redresser le pays. C’est dans cette immense vague d’espoir qu’enfin, après des années d’âpres luttes et de demandes incessantes de toute une population assoiffée de culture, naît le Pass Culture.
Il était temps : les banlieues, les petites villes de province, les quartiers défavorisés et les familles modestes n’en pouvaient plus d’attendre enfin que se libère l’accès à la culture, que nos jeunes puissent enfin mettre la main sur une connexion internet (éventuellement partagée dans un centre culturel ou une de ces médiathèques de quartier qui font la fierté de notre pays) voire – pour les plus chanceux – des livres ou, carrément – soyons fous – un abonnement Astrapi Alternatives Économiques.
Dans le grand bon en avant la mise En Marche joyeuse de tout le pays, il avait été décidé la mise en place d’un Pass Culture, réclamé par tous et voué à une réussite flamboyante : permettant à chaque jeune éligible de dépenser 500 euros en biens culturels (livres, entrées aux musées ou, plus exactement, places de cinéma, jeux vidéos et autres abonnements streaming), le gouvernement envisageait d’abonder à un fonds dédié à cette opération pour les jeunes qui, comme toute légumineuse, doivent être régulièrement arrosés.
À l’époque, on évoquait 180 puis 400 millions d’euros dévolus à cet épandage d’argent des autres dans les poches de certains. Les discussions allèrent bon train et ce Pass, qui fut un temps présenté comme le « GPS de la Culture », fut donc ouvert à expérimentation courant 2018 et sur différentes plateformes dont Netflix et Spotify qui se retrouvaient alors en pôle position pour récupérer la manne publique par le truchement de ce Pass instamment réclamé par toutezétous.
L’année passa, et nous nous retrouvons à présent, en novembre 2019, à l’heure où, gaillard, on dresse des bilans. Et force est de constater qu’encore une fois, avec cette régularité d’horloge dans l’échec que seul l’étatisme permet de garantir, tout se déroule exactement comme prévu c’est-à-dire mal.
On apprend ainsi que ce Pass Culture n’aurait été utilisé que par 25.000 jeunes de 18 ans, qu’ils n’en auraient utilisé que 100 euros en moyenne sur les 500 alloués au départ, et qu’au final, un million d’euros avaient ainsi été dépensés par le truchement de ce dispositif macronesque, ce qui frise le consternant aux petits fers, face aux 34 millions d’euros budgétés au départ pour 2019.
Cet échec serait presque une bonne nouvelle puisqu’au final, 33 millions d’euros du contribuable sont restés dans les caisses : dans un pays normal, l’échec serait constaté, un trait tiré, les fonds réattribués et la parenthèse Pass-Culture refermée pudiquement. Nous sommes en France, il n’en sera rien et l’échec de cette distribution gratuite d’argent des autres se double, bien évidemment, d’une gabegie scandaleuse qui ajoute à l’ensemble du dispositif dispendieux un parfum de foutage de gueule auquel nous ont, malheureusement, habitué toute la clique au pouvoir.
Il apparaît en effet que ce dispositif est piloté par une SAS (société par actions simplifiée), détenue à 70% par l’État et à 30% par la Caisse des dépôts et consignations (c’est-à-dire l’État aussi, si vous suivez l’argent), SAS dont les dirigeants n’ont bien évidemment pas oublié de se rémunérer. Grassement.
C’est ainsi que Damien Cuier, son président – dont le nom est malencontreusement cité dans l’affaire BygmillionsBygmalion – sans avoir été poursuivi – toucherait 170.000 euros par an pour son poste, pendant que Eric Garandeau, son conseiller à tiers-temps dans la SAS et lui-même à la tête d’une société de consulting – Garandeau Consulting, toucherait 6.000 euros mensuels, alors que cette dernière société aurait touché 651.600 euros entre septembre 2018 et mai 2019 en provenance direct des fonds de la SAS pour laquelle elle aurait travaillé.
Ce Pass Culture pour quelques peu nombreux s’apparente à un véritable Pass-Droits pour d’autres happy very few… Le tout, cependant, dans une forme de légalité suffisante qui fait à l’évidence du trampoline sur la morale et l’argent public, et ce d’autant plus que l’outrage semble passer assez calmement dans l’opinion publique, fort occupée par les cabales organisées contre des évidences choquantes.
Devant cette gabegie honteuse, c’est d’ailleurs la même indifférence médiatique que celle qu’on peut observer lorsqu’on apprend que les embauches continuent bon train pour les cabinétards du gouvernement : grâce à cette belle vigueur de l’emploi public (payé par les emplois privés, dois-je le rappeler ?), le montant cumulé des salaires de conseillers ministériels – hors Matignon !! – a atteint 27,92 millions d’euros en 2019, et 31,65 millions d’euros environ si l’on cumule tout.
Eh oui : 30 millions par ci, 30 millions par là, et on commence à parler pognon…
… Pognon que certains ne verront jamais, comme par exemple le GIGN dont les entraînements sont sérieusement compromis suite à des impayés à hauteur de 500.000 euros.
À mesure que les tensions s’accumulent dans le pays, je ne suis pas sûr que les dépenses des fonds publics soient correctement ventilées, à moins bien sûr de considérer que les conseillers et cabinétards divers ont tous des capacités en close combat et protection de tiers qui permettent de cumuler efficacement fonctions ministérielles et sécurité de l’État…
Et au-delà de ces évidentes absurdités, il faut bien comprendre que le dévoiement complet d’un projet politique comme celui du Pass Culture n’est en rien une péripétie. Il ne s’agit pas d’un accident de parcours malencontreux dans lequel, de façon aussi inopinée qu’un arrêt de travail de la SNCF, des dirigeants se sucreraient sur la Bête dans les grandes largeurs.
Non, c’est un effet attendu et assez probablement planifié dès le début : dès qu’une taxe apparaît, dès qu’un gros marché public se passe, dès qu’une distribution d’avantages et de prébendes se met en place, dès qu’une commission se crée ou qu’un institut apparaît qui sont financés par l’État, il faut bien comprendre qu’un copain ou un coquin en profitera parce que c’est précisément pour celui-ci que ce dispositif est créé.
Le Pass Culture n’a jamais été créé pour distribuer de la culture aux jeunes (si tant est que la puissance publique puisse distribuer autre chose que de l’argent ou des coups de LBD), mais bien pour assurer un petit cocon confortable aux dirigeants de la SAS en charge de cette distribution.
Et ce genre de manœuvres qui consiste soit à embaucher directement les copains comme dans les cabinets, soit à créer une structure comme celle du Pass-Culture pour y placer les coquins, est maintenant institutionnalisée dans la plus parfaite indifférence d’une presse qui s’outrage plutôt d’évidences. Cette presse, ces médias dont l’une des missions consiste précisément à servir de garde-fous à ces dérives, ne font absolument plus ce travail.
Laissée à elle-même, l’administration française n’a plus aucun compte à rendre à personne : le service après-vente, dont la qualité aurait dû être vérifiée par ces médias, n’existe plus. Il n’y a plus aucune garantie de résultats et la seule garantie de moyens qu’on a maintenant, c’est qu’ils seront partout aux commandes, avec les médiocres et les nuls.
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