La sanction est exemplaire. Apple devra payer une amende de 13 milliards de dollars pour traitement de faveur illégal par le fisc irlandais. En voulant frapper un grand coup, la commission européenne relance le débat sur l’optimisation fiscale agressive pratiquée par certaines multinationales.
Après tant d’années de léthargie en matière de lutte contre l’optimisation fiscale, la commission européenne sort enfin de sa torpeur. L’enquête pour “aide d’Etat illicite” qui visait à faire la lumière sur les “avantages fiscaux” accordés par l’Irlande à Apple, s’est soldée à la fin du mois d’Août par une amende record. D’après l’autorité de la concurrence, la société américaine a fait l’objet des largesses fiscales de l’Irlande. Pour avoir bénéficié d’un taux d’imposition de seulement 2% sur l’ensemble de ses bénéfices européens entre 2002 et 2014, Apple devra donc payer au fisc irlandais la rondelette somme de 13 milliards d’euros. Une première à cette échelle.
Au delà de l’effet d’annonce, la sanction par la commission européenne de la stratégie d’optimisation fiscale d’Apple pose la question du cadre d’exercice légal de cette pratique. En théorie, il n’est pas illicite de chercher à exploiter au mieux la réglementation afin d’alléger sa feuille d’imposition. Tout contribuable a le droit de choisir la plus avantageuse des options fiscales qui s’offrent à lui. En mettant en place des dispositifs de niche pour relancer certains secteurs d’activité, les administrations reconnaissent elles-mêmes ce droit à l’optimisation. Pourtant, lorsque la pratique concerne de grandes entreprises qui transfèrent leurs bénéfices d’un pays à l’autre en vu de profiter des largesses de certains Etats, la problématique change de nature.
En effet, dans un contexte d’internationalisation des marchés, la frontière entre optimisation et évasion fiscales s’amincie considérablement. Les pratiques d’optimisation sont mal définies et mal quantifiées. Elles s’accommodent d’un flou juridique qui rend quasi-impossible la distinction entre ce qui légal ou presque, voire pas du tout. Comme l’explique le député du Rhône Pierre-Alain Muet qui fût rapporteur en 2013 d’un rapport d’information parlementaire sur l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international, la faiblesse des cadres juridiques européens et français favorise une forme d’optimisation agressive. Certains accords commerciaux entre Etats datent d’il y’a plus de cinquante ans. Le manque de mises à jour des modalités d’exercice du commerce laisse béant une brèche où s’engouffrent les multinationales, plaçant sans scrupules les États européens en concurrence.
Du haut de leur puissance financière, les multinationales utilisent leurs futurs investissements comme monnaie d’échange contre la promesse de se voir accorder des rabais fiscaux dans les pays où elles s’installent. Et Apple, dont la commission a sans doute voulu faire de la sanction un exemple (jusqu’à présent, l’amende la plus élevée pour des faits similaires était de 1,4 milliard) est loin d’être la seule entreprise à avoir fait les yeux doux à l’Irlande. La plupart des mastodontes américains du Web sont sur le banc des accusés. Amazon, Google, Dropbox et consorts, usent tous de montages juridico-financiers complexes, et donc opaques, pour “délocaliser” en douceur tout ou partie de leurs impôts. En 2015, c’est Dropbox qui se fit particulièrement remarquer en annonçant à ses utilisateurs hors-Amérique qu’ils dépendraient désormais tous d’une filiale basée… à Dublin.
L’économie digitale et la suprématie des GAFA (géants de l’internet) a créé les conditions propices à l’émergence d’une culture de l’optimisation fiscale agressive. En étant parvenu à dématérialiser les flux économiques, les nouveaux acteurs du digital ont laissé penser que la déterritorialisation des activités du numérique n’était qu’un enjeu de forme. Or, cette déterritorialisation s’effectue bien souvent pour des raisons fiscales. Même si la virtualisation de tout un pan de la vie économique donne l’apparence du naturel à la démarche, elle reste parfaitement contestable.
Le cas Uber est sans doute le plus significatif sur ce point. La stratégie de la multinationale américaine a toujours été de se positionner comme la victime des lourdeurs règlementaires associées à l’ancien monde. L’avènement du nouveau, certes nécessaire à son existence, ne lui en a pas moins permis de déclarer aux Bermudes l’essentiel de son chiffre d’affaire réalisé… en France.
Avec la digitalisation, les dérives de ce nouvel esprit du capitalisme sans frontière pourraient bien se propager aux autres secteurs de l’économie. Récemment ce sont des entreprises du secteur pharmaceutique, les suisses Pfizer et Allergan, et du secteur du tourisme de loisir, le français Smartbox, qui ont suscité la controverse pour avoir ouvert des filiales en Irlande. Sous couvert d’optimisation, ces créations de filiales sont loin d’être anodines, elles cachent de savants montages d’évasion des bénéfices. Le cas de Smartbox est particulièrement révélateur de ce double jeu qui s’exerce au plus grand mépris de l’administration fiscale française mais aussi de ses clients. Bien que la marque soit domiciliée en région parisienne, sa filiale exploitante Smartbox Expérience Ltd, a été transférée quant à elle à Dublin en 2009. Conséquence : emplois et impôts de la société ont été délocalisés.
Si les techniques d’optimisation du spécialiste du coffret-cadeaux sont toujours passés sous les radars du fisc en France jusqu’à présent, les services financiers italiens ont semblent-ils trouvé la faille. Ils accusent Smartbox d’avoir utilisé sa filiale irlandaise pour soustraire 105 millions d’euros de bénéfices qui auraient du être déclarés en Italie. Face aux perspectives d’hémorragie des entreprises nationales, l’administration française est longtemps restée paralysée. Le manque de volonté politique se cumulait à la difficulté de pointer seule du doigt les États européens qui ne jouaient pas le jeu de la transparence. Ces derniers mois, les consciences semblent pourtant bel et bien s’ouvrir à la réalité du fléau de « l’optimisation » fiscale, notamment au regard du manque à gagner pour les administrations. Selon les chiffres de la commission Européenne, ce serait 4% à 10% d’impôts sur les sociétés qui échapperaient chaque année aux États grâce à l’opacité fiscale.
Face au constat, les autorités françaises et européennes ont donc commencé à engager la riposte. L’Assemblée Nationale a, entre autres, adopté le 12 novembre dernier, lors de l’adoption d’un projet de loi de Finance 2016, un amendement imposant aux entreprises françaises le reporting pays par pays de leurs activités. Cette mesure permettra dès la fin de l’exercice 2016 une meilleure traçabilité des activités fiscales des groupes tricolores. Si elle n’est pas reboutée par le conseil constitutionnel, mais au contraire élargie au niveau européen comme l’envisage la commission, cet amendement constituera alors la première pierre d’un système juridique et fiscale européen plus juste et, surtout, plus transparent.
Nicole Bertrand