Lors d’un tournage destiné à une émission de télé-réalité, un accident entre deux hélicoptères a provoqué la mort de dix personnes, les deux pilotes argentins et l’équipe réunie pour les besoins de la production. Trois figures du sport français comptent au rang des victimes. Les Français ont été touchés par la disparition brutale de trois personnalités attachantes qui étaient présentes dans leurs souvenirs par leurs victoires, leur courage et des images chargée d’émotion. Florence Arthaud avait le visage d’une grande championne qui avait remporté la Route du Rhum, une aventurière généreuse et tenace, un rien « trompe-la-mort », avec son sauvetage au large de la Corse en 2011. Camille Muffat avait rempli les Français de fierté en étant triple championne olympique en 2012 à Londres. Alexis Vastine, ce boxeur beau gosse, les avait ému en pleurant après un arbitrage contestable qui le privait d’une médaille d’or possible, aux JO de Pékin. Le retentissement de ces disparitions dans notre pays est légitime. Ces vies trop courtes doivent être rappelées pour susciter l’admiration ou la sympathie. On ne devient pas champion sans de considérables efforts, sans une volonté exemplaire. Que les hommages se soient multipliés et que chacun ait exprimé sa compassion pour les familles endeuillées, c’était totalement justifié.
Toutefois la mort et le deuil demandent aussi de la réserve et réclament de la dignité. Le monde médiatico-politique a une fois de plus fait déferler une vague d’émotion sur le pays. Les tweets et les communiqués se sont livrés à une surenchère lexicale pour participer pleinement à cette émotion qui a submergé la France. La stupeur s’est mêlée à l’horreur, la peine ne pouvait qu’être immense ou infinie. L’un se disait abattu, l’autre effondré, le troisième dévasté et enfin on allait jusqu’à « fracassé ». Les messages qui parlaient d’amitié et se tournaient vers la douleur des familles étaient sans doute les plus sincères. L’inflation dans le langage affectif entraîne une baisse de la valeur des mots. Or cette affectivité surjouée n’est pas un signe de bonne santé de notre société. Elle traduit une faiblesse, une fragilité que certains peuvent exploiter. Elle peut faire soupçonner une grand part d’hypocrisie. Enfin l’émotion qui vous envahit, à laquelle on se laisse aller, est passive. Elle est le contraire de l’action. Elle ne prépare pas à l’entreprise qui demandera du temps et de la réflexion. Elle sature une durée courte qui commence avec un événement et se termine, à quelques exceptions politiques près, par des actes symboliques. Dans le cas présent, si le choc provoqué par ces morts tragiques est compréhensible, l’activité qui avait amené les victimes au nord-ouest de l’Argentine est plus problématique. Il s’agissait de télé-réalité, ce spectacle très représentatif de notre époque : ce n’est pas réel, ce n’est pas fictif. En fait, le spectateur est enfermé dans une bulle qui mélange les deux. Les décors sont réels. Le scénario et les dialogues ne sont pas écrits, comme dans la vraie vie, mais c’est une illusion. L’équipe de tournage est là. Les acteurs ne sont pas des comédiens, mais ils peuvent être des « vedettes » avant ou après leurs prestations.
Or cette porosité du réel et du spectacle fonctionne aujourd’hui dans les deux sens. Gérard Holz a parlé de « fournisseurs officiels d’émotions » à propos des trois personnalités disparues. Comme si l’émotion était un produit indispensable au point de nécessiter un service public pour le dispenser ! Le spectacle est fait pour distraire de la vraie vie. Il est aujourd’hui confondue avec elle jusqu’à la faire disparaître. Le pouvoir médiatique ou politique se fait metteur en scène. De moins en moins capable d’agir sur le réel, il manipule les émotions. C’est pourquoi il n’en laisse passer aucune sans s’en emparer. Une nouvelle équipe ministérielle n’est pas formée en raison des compétences qu’on y réunit, mais pour la distribution, le « casting » du prochain épisode, en fonction des âges, des sexes, des couleurs, des orientations politiques ou autres. Les lois qu’on devait inscrire dans le bronze en ne les modifiant que d’une main tremblante sont devenues les réponses éphémères aux émotions de l’actualité. L’avocat de « Charlie », Richard Malka soulignait l’incongruité de la loi annoncée à la suite des attentats de Janvier pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme en restreignant la liberté d’expression. Celle de Charlie en serait la première victime ! De même, l’introduction dans la loi instaurant la Halde de « l’orientation sexuelle » a été justifiée par l’émotion provoquée par la prétendue agression subie par Sébastien Nouchet, qui s’est soldée par un non-lieu et l’hypothèse d’une affabulation deux ans plus tard.
Le débat politique actuel est tiré vers le bas par cette prédominance de l’affectif et de l’émotionnel sur le discours rationnel. Comment un Premier Ministre peut-il faire de sa répulsion pour un parti, au point de refuser à ses députés la qualité de représentants de la République et de la Nation, le seul argument de sa politique ? Il faut se méfier de l’utilisation de l’émotion. Celle qui avait jailli lors du 11 Septembre est à l’origine de la tragédie subie notamment par les Chrétiens d’Irak et devant laquelle l’Occident demeure aujourd’hui si insensible. La mort de Diana avait bousculé la monarchie britannique qui avec pragmatisme a su surmonter la difficulté. Mais, précisément, la vieille sagesse de la politique anglaise leur a fait séparer la Monarchie, cette institution vouée au spectacle, au symbolique et à l’affectif du Parlement et du Gouvernement qui travaillent avec une efficacité qu’on doit leur envier.
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