La fabrique des jolies causes

S’il est une production artisanale que notre pays dit moderne soutient avec encore la conscience et l’amour du travail bien fait, c’est bien celle de la production des belles causes. Ou plutôt de celle de ces tristes artefacts issus de cahiers des charges soupesés qui calibrent nos engagements téléguidés :

Car c’est une cause entendue que les belles causes ne le sont plus.

Et quand bien même elles semblent encore parfois l’être, disons-nous bien que ce n’est que par l’artifice du joli maquillage affublé par ceux qui en attendent un résultat précis. Car on nous l’a bien fait oublier : les causes ont la caractéristique naturelle de vouloir enfanter des conséquences. C’est leur vocation intime. Et qu’à moins d’avoir la capacité prospective de les anticiper toutes on ne devrait jamais – en connaissance de cause justement – défendre spontanément celles qu’on nous sert encore tiède sur les plateaux en carton des humanismes falsifiés.

Car une cause, aussi belle soit-elle, ne sera jamais rien de plus que le point de départ abstrait menant tout droit vers son lot de conséquences concrètes : comme une ligne de départ n’a de sens que dans la perspective de sa ligne d’arrivée. Il en va ainsi de tous les chemins : si l’on part de gauche on finira plus à droite et si l’on part du haut on finira plus en bas. Il n’en va pas autrement de la relation qui unit la cause et sa conséquence : la seconde ne peut être que la négation de la première.

Il faut n’être qu’un idéaliste pour croire qu’en soutenant une cause on la maintiendra vivante :

En la rendant vivante on la condamne simplement à mourir – car la cause habite l’abstrait. Et en la faisant basculer dans la réalité on la détruit – comme on souffle une allumette.

Partant de ce principe de réalité il est très facile d’amener une société toute entière à des situations de conséquence qu’elle n’a pas choisi. De l’amener même à se passer seule la corde au cou, pour peu que cela ne soit que le résultat indirect et fâcheux d’une belle cause qu’elle a librement choisie de soutenir.

C’est là tout le travail délicat des fabricants de causes que de savoir tisser la corde qui enserrera suffisamment la jolie cause promise pour la faire se vider dans une flaque de conséquences finales. Jusqu’à la dernière goutte.

Et ils sont plus nombreux chaque jour à œuvrer dans l’ombre de la fabrique des jolies causes, ces faiseurs de conséquences nourris aux mamelles des innombrables lobbys qui nous investissent : discrets metteurs en scène de l’Histoire qui nous échappe, horlogers appliqués des petits mécanismes de nos changements, tripatouilleurs de nos petits leviers intimes.

C’est bien leur pain quotidien que de faire accoucher la société de situations nouvelles qui les servent. Dans leurs cabinets, cuisine de leurs jolies causes, ils s’attardent autant qu’il le faut à saupoudrer du sentiment glorieux de la lutte contre l’injustice les vaillants partisans de leurs intérêts, à bien les vêtir de la tenue des combats honorables contre l’inégalité. Ils s’attachent à toujours valoriser tous ceux-là qui prendront leur parti, à entretenir leur feu par de savoureuses subventions ! Et à culpabiliser les autres. Surtout ! Alors la jolie cause prendra. Et s’épaissira d’elle-même dans la grande soupière des raconteurs d’information, celle-là même que les journalistes subventionnés versent à la France fatiguée de chaque soir. Alors naturellement, comme pour n’importe quel produit publicitaire, la bonne cause bien ficelée emportera d’elle-même une adhésion suffisante du peuple.

Ou du moins, une absence suffisante de résistance.

Ne sous-estimons pas leur travail, il est délicat : choisir la cause exacte qui nous mènera au résultat qu’ils escomptent est difficile ! Il leur faut choisir celle-là qui ralliera le soutien motivé des minorités intéressées ; la petite cause facile qui sera vite enfilée comme un gant par les sans-cause-fixe et autres pourfendeurs maladifs ! Enfin, celle-là qui saura faire taire immédiatement ses contradicteurs, les plaçant sinon dans le dangereux porte-à-faux moral de dénoncer l’imposture des belles idées, des sentiments gluants. Synonyme toujours du suicide social de celui qui s’y ose.

Qu’ils parlent maintenant et disparaissent ! Ou s’enlisent à tout jamais dans les refuges baveux de la langue de bois.

Il faut aussi pour que la recette s’accorde aux bons goûts du peuple que son palais y soit préparé : qu’il soit généreux dans sa nature, incapable d’entendre les situations dans leur intégralité et suffisamment crétin pour ne jamais anticiper les conséquences des causes qu’on lui fait soutenir. Mais c’est bien le cas : lui braquer les yeux sur la cause tandis qu’on lui enfile la conséquence, au peuple, voilà le credo ! La récompense est là ; de bien avoir appris aux gens qu’une cause est un élément suffisant à lui-même.

Ainsi, l’heure n’est plus aux stratagèmes compliqués, nous sommes à l’époque des grosses ficelles, celle des postures médiatiques et des indignations de groupe. De la partouze des beaux sentiments ! Qu’importe aux militants de tout poil qu’au bout de leurs banderoles se plantent des conséquences fâcheuses. Que leur importe qu’ils ouvrent souvent le destin à des progrès qui marchent à reculons. Pourvu qu’ils puissent exhiber leurs grosses postures et agiter leurs indignations renouvelées !

Tout est là, fâcheux mais habile, et à chacun sa rémunération !

Et c’est ainsi, et l’air de rien, que la fabrique des jolies causes est devenue une industrie profitable pour la multitude qui en vit. C’est aussi qu’ils savent s’entourer de cette armée de petits bras fidèles et qu’ils savent aliéner à leur cause de chaque jour de bons esprits à la vue basse. Mais qu’ils excellent surtout dans l’art du malentendu orchestré : cet art de nous faire confondre les causes et les conséquences.

Alors comprenons enfin dès aujourd’hui qu’en soutenant sans détour des causes dont nous n’entendons pas toutes les conséquences, nous devenons aussi et à notre tour les idiots utiles d’intérêts qui nous échappent ! Que nous participons de nous-mêmes à installer des conséquences indésirables que nous dénoncerons un peu plus tard. Tout en accusant les autres d’en être les responsables ! Comprenons enfin qu’à nous prendre tout seuls la main vers des chemins que nous n’avons pas choisi, nous marchons les yeux vers le ciel mais les pieds dans la fange !

Nous sommes un peu ridicules, car ces jolies causes qu’on s’enchaîne seuls à nos bonnes consciences sont pourtant très faciles à repérer : que sous les jolis rubans roses, sur le papier brillant de leurs beaux emballages on trouve toujours les mêmes étiquettes – les mêmes ingrédients – les mêmes prétextes : égalité, solidarité, mixité sociale, antiracisme, diversité, justice sociale, citoyenneté, équité, laïcité, sécurité, etc.

Autant de ces mots creux qu’ils emplissent à leur guise, puis qu’on se glisse entre les doigts, comme les perles d’un chapelet.

Autant de confiseries attirantes qu’on suce quelques instants et dont on ne découvre le goût affreux qu’après les avoir croquées. Et qu’en bon citoyen on avale quand même. Alors dès aujourd’hui forçons-nous à les peser à deux fois : peut-être alors que nous comprendrons que notre erreur est de toujours choisir en connaissance de cause. Selon l’apparence qu’on nous donne des choses. Alors qu’il serait beaucoup plus efficace — et plus raisonnable ! — de ne le faire qu’en absolue connaissance de conséquences.

En connaissance de conséquences, oui, pour ne plus nous rendre compte après coup seulement, après avoir bien épuisé la cause, après lui avoir ôté son bel emballage, que nous avons été bernés ; constatant amers que la si jolie cause nous a menés à de bien vilaines conséquences.

Et que c’est bien cela qui était prévu.