Lundi 2 juin 2014, le roi d’Espagne, Juan Carlos 1er, abdique de sa fonction royale. C’est à la fois une surprise par sa précipitation et un événement prévisible sur le long terme. L’abdication se produit dans un contexte bien difficile : crise économique majeure, risque de morcellement du pays avec l’indépendance de la Catalogne, corruption des élites politiques affectant aussi la famille royale. Incontestablement, l’Espagne joue gros cette année : risque de déflagration sociale, éclatement du pays, déchirement du consensus issu de la transition en cas d’effondrement de la monarchie.
Juan Carlos est né à Rome en 1938 pendant l’exil de la famille royale espagnole. Son grand père, Alphonse XIII, a été roi d’Espagne et avait dû quitter le pays en 1931 à cause des pressions républicaines et à l’effondrement du camps monarchiste. Suite à une guerre civile terrible, la dictature du général Franco s’impose de 1939 à 1975. Les républicains vaincus sont condamnés à la clandestinité. Les monarchistes souhaitent le rétablissement de l’ancien régime. Le fils d’Alphonse XIII, le prince Juan, comte de Barcelone réclame le retour de la monarchie. Il reçoit bien vite le soutien d’une grande partie du camps républicain. Le prince Juan en devenant roi d’Espagne pourrait rétablir la démocratie. Franco comprend qu’il ne peut résister ni sur la marche vers la démocratie ni sur la symbolique monarchique. Il passe un pacte avec le prince Juan. Celui-ci accepte que son fils Juan Carlos, alors âgé de 10 ans quitte Lisbonne (résidence du prince Juan) pour venir étudier en Espagne. Le dictateur Franco se charge directement de sa formation.
Après une formation solide, Juan Carlos est désigné successeur du général Franco. Cette désignation est très controversée et n’a pas l’approbation des franquistes (même si, résignés, ils votent la décision du dictateur aux Cortes). Les monarchistes estiment que la règle de succession n’a pas été respectée. Seul le prince Juan avait la légitimité pour devenir Roi et non Juan Carlos. L’opposition républicaine ne voyait en Juan Carlos que la continuité de la dictature franquiste.
En 1975, à la mort de Franco, Juan Carlos apparaît comme un roi faible, sans soutien. Très vite, en l’espace de deux ans seulement, et avec l’aide de son jeune chef de gouvernement, Adolfo Suarez, il transforme une vieille dictature en une jeune démocratie. Comme l’écrivait le correspondant du journal L’Humanité à Madrid, Jean Rony, « rien ne s’est passé comme prévu ». Comment un processus unique en son genre a-t-il été possible ?
Il y a le poids du passé. Les Espagnols n’ont pas oublié la guerre civile avec son cortège d’horreur et les divisions sanglantes à l’époque de la république. Ils ne souhaitent pas une rupture violente. La prospérité retrouvée, le boom économique des années 60 ont fait émerger une classe moyenne éduquée et informée. Les catégories populaires bénéficient de la mise en place de l’Etat-providence. L’essor du tourisme et l’émigration vers l’Europe ont ouvert d’autres horizons aux Espagnols. Une partie très importante de l’appareil franquiste savait que la démocratie était inévitable et même souhaitable pour élargir l’audience du pays. Le Parti communiste d’Espagne, sous la direction de Santiago Carrillo, était la seule réelle force d’opposition au franquisme. Il savait qu’il ne parviendrait jamais à renverser par la violence ou par une nouvelle guerre civile le régime en place. En 1974, lors d’un entretien secret à Rome, le Parti communiste passe un pacte avec des dignitaires franquistes. Le parti communiste doit accepter la monarchie et en échange la démocratie devient possible. Carrillo accepte. Reste à neutraliser les forces armées. Le roi nomme l’un des leurs, le plus prestigieux, le général Gutierrez Mellado, ministre de la Défense.
En 1977, l’Espagne connaît ses premières élections libres. En 1978, les Espagnols approuvent par référendum la Constitution démocratique, l’Espagne devient une monarchie constitutionnelle. Il reste à consolider l’édifice. La gauche joue le jeu constitutionnel. Par contre, la menace vient des secteurs restés fidèles au franquisme. La tentative de coup d’Etat du 23 février 1981 déstabilise durablement le camp des nostalgiques de la dictature. Il renforce la démocratie en Espagne et permet de légitimer la monarchie auprès du peuple. Les Espagnols tournent le dos aux conflits du passé. Les partis d’extrême droite disparaissent et le Parti communiste s’affaiblit durablement. Deux forces vont occuper l’espace politique : à gauche, le Parti socialiste ouvrier espagnol, à droite le Parti populaire.
L’Espagne connaît une période de prospérité et de tranquillité politique. Elle redevient une grande nation, respectueuse des droits de l’Homme et, surtout, une démocratie inventive. Elle entre enfin dans le processus européen. Pourtant, les vieux démons ressurgissent. L’Espagne donne beaucoup de pouvoirs aux régions. C’est le régime des autonomies. L’objectif est de reconnaître les particularités locales. Celles-ci sont très fortes en Catalogne, au Pays basque et en Galicie. Une partie des forces politiques de ces régions réclament même l’indépendance. Les compétences importantes accordées à toutes les régions vont déclencher une surenchère dans les projets pharaoniques très coûteux. Pour faciliter les rentrées fiscales, les gouvernements régionaux vont faire pression sur « les caisses d’épargne » (très liées aux régions) pour encourager les prêts immobiliers à des taux très bas. Ce qui est facilité par les taux d’intérêts directeurs faibles. Cela encourage la corruption des responsables politiques et même, de certains membres de la famille royale. Le consensus hérité de la transition est remis en question par la participation de l’Espagne à la guerre en Irak après les attentats de New York. Une fraction de la gauche se radicalise contre la droite alors au pouvoir (de 1996 à 2004). La victoire des socialistes en 2004 s’accompagne d’une loi dite de « mémoire historique » ouvre à nouveau les plaies de la guerre civile. La crise économique achève de discréditer les grandes forces politiques, le PSOE et le PP.
La crise de 2008 va contribuer à déstabiliser le pays. Le gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero (socialiste) est incapable de faire face. Les dettes publiques explosent. Une partie des collectivités locales se retrouvent en situation de cessation de paiement. L’explosion des taux d’intérêt liée à la bulle spéculative va plonger de milliers de familles dans la misère. La hausse du chômage atteint des proportions historiques. Les institutions politiques sont discréditées pour leur impuissance, la corruption généralisée. L’Eglise catholique n’échappe pas au discrédit. Une partie de la presse se déchaîne sur ce qu’elle estime être une survivance du franquisme. Le scandale des « bébés volées » plonge une grande partie des Espagnols dans la consternation. Le roi lui-même n’échappe pas à ce discrédit. Son safari en Afrique et surtout les détournements de fonds publics par son gendre affaiblissent comme jamais l’institution monarchique. En 2011, le PP (droite) prend le pouvoir. Le nouveau président du Conseil, Mariano Rajoy, engage des réformes très dures de réduction des déficits. Le mécontentement ne cesse de croître. Dans ce contexte les secteurs culturels de la gauche se déchaînent. Les universitaires comme Pablo Iglesias, des comédiens comme Javier Bardem, des chaînes de télévisions comme « la Sexta » se lancent dans une campagne de dénigrement des institutions publiques, religieuses et royales. Le mouvement des « indignés » regroupe tous les mécontents avec beaucoup d’arrière-pensées. Une myriade de groupuscules anti-système fleurit. Tous rêvent d’une utopie absolue avec une haine sociale et une confusion des repères historiques. L’attaque vise l’institution monarchique dans laquelle on mêle la démocratie issue de la transition, l’Eglise catholique (victime d’une série d’agressions contre ses membres), le capitalisme. Les ingrédients d’une radicalisation dangereuse sont réunis. Au Pays basque, la fin réelle ou supposée de l’organisation terroriste l’ETA laissait présager une pacification de la région. Belle illusion ! La mouvance politique radicale qui s’est reconstituée sur les ruines de l’ETA, Bildu, maintient une terreur permanente dans la région : intimidation, insultes à l’égard des familles de victimes de l’ETA. La droite nationaliste basque au pouvoir est prisonnière de la surenchère indépendantiste. En Catalogne, la droite nationaliste au pouvoir se retrouve piégée par la dérive des comptes publics et par la poussée de l’extrême gauche indépendantiste. Elle lance un processus de référendum sur l’indépendance de la Catalogne prévu à l’automne 2014.
Le plus incroyable dans tout cela, c’est que des mouvements pourtant issus de la transition comme les partis nationalistes de droite ou la coalition pro-communistes de la Gauche Unie vont être débordés par plus radicaux qu’eux.
Les élections européennes du 25 mai 2014 révèlent l’ampleur du désastre. Au Pays basque, Bildu s’impose de plus en plus face au Parti nationaliste basque. Idem en Catalogne où les ultra-indépendantistes d’Esquerra Republicana s’imposent comme la première force politique. Surprise aussi à la gauche de la gauche. Tout le monde s’attendait à une forte poussée de sa composante pro-communiste et elle a eu lieu. Mais une liste d’extrême gauche populiste issue de la mouvance des « indignés » et menée par l’universitaire Pablo Iglesias (un partisan acharné d’Hugo Chavez) obtient un score identique à celui des communistes. Une partie de l’Eglise catholique ne cache pas ses craintes pour l’avenir. Les ingrédients pour une catastrophe majeure en Espagne se réunissent. L’Espagne renoue avec ses fantômes du passé. Il faut un geste très fort et très symbolique pour sortir de l’ornière. Le roi, en décidant d’abdiquer, semble reprendre la maîtrise du temps. Il place toutes les forces politiques, toutes les institutions du pays face à leurs responsabilités. « Que voulez vous ? » semble-t-il leur dire. Ce dernier propose, par le choix dynastique et constitutionnel, d’avaliser le changement en Espagne dans le cadre de la continuité monarchique, de la Constitution démocratique et dans l’esprit de la transition.
L’Espagne, par le geste fort de son roi, sortira-t-elle de l’ornière ? La suite reste à écrire.
> José Maria Marco est historien
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