Émoi et allégresse dans la bobosphère française : on apprend par voie officielle que les supermarchés Carrefour vont se concentrer sur produits français en ne proposant plus dans ses étals que des fruits et des légumes de saison !
Comme l’explique une presse déjà vibrante d’admiration pour la démarche entreprise, l’enseigne s’engage d’ici 2020 à proposer 95% de produits récoltés en France en misant sur les produits de saison, quitte à relancer certaines productions locales.
En pratique, on comprend bien que la chaîne de supermarchés veut se recentrer sur l’alimentaire : âprement concurrencée par internet, elle est actuellement dans une phase économique particulièrement délicate et va devoir supprimer plusieurs milliers d’emplois. Il faut se rendre à l’évidence : il n’y a plus guère besoin d’aller en magasin pour acheter du matériel électroménager, technologique, d’ameublement ou, de façon générale, tout ce qui n’est pas alimentaire. Non seulement, internet permet d’obtenir ces produits à bon prix, mais en plus sont-ils livrés directement chez soi, ce que les enseignes de grandes surfaces traditionnelles ont bien tenté de faire avec un succès mitigé.
Retourner sur le créneau alimentaire constitue donc une mesure logique dans le monde actuel. En revanche, on peut s’interroger sur la pertinence de l’enseigne à vouloir ainsi se concentrer sur le « tout Français » et sur le retour forcené à des fruits et des légumes de saison.
Dans un premier temps, on pourrait y voir une volonté louable de suivre sa clientèle : celle-ci semblant déclarer fièrement ne pas vouloir de fruits ou de légumes qui auraient voyagé depuis l’autre bout de la Terre, cette clientèle réclamant même des produits exclusivement locaux « pour aider nos agriculteurs et nos artisans du terroir », s’adapter à cette demande semble une excellente idée.
Il reste cependant difficile d’écarter complètement une volonté malheureusement déplacée de faire du pur « virtue signaling », c’est-à-dire un affichage vertuel dans lequel il s’agit surtout de communiquer au maximum sur ses vertus réelles et supposées (s’affranchissant ainsi de l’une d’elles, l’humilité), sans comprendre que les efforts entrepris auront plusieurs effets de bords négatifs.
Tout d’abord, cette réduction claire de l’offre et cette relocalisation des produits va inévitablement augmenter les prix, au moins au début (et probablement ensuite aussi, si l’on s’en tient aux coûts de production actuels dans l’Hexagone). Tous les fruits et les légumes ne sont pas substituables les uns pour les autres et on peut douter d’un franc enthousiasme à remplacer les fraises d’Espagne par les topinambours, même locaux, même de saison.
Cette hausse des prix et cette baisse de l’offre pourra probablement être absorbée par une frange de la population dans laquelle on trouvera les classes moyennes et supérieures ainsi que les retraités (dont le niveau de vie moyen est supérieur au reste de la population) ; reste à savoir si cette hausse compensera le départ des classes moyennes et modestes vers les autres commerces qui n’auront pas les mêmes scrupules à placer de la poire sud-américaine en rayon en novembre.
En outre, on peut aussi s’interroger sur la pertinence de réduire la variété dans les choix alimentaires ce qui, historiquement, s’est régulièrement traduit par des régimes moins variés et moins aptes à assurer une bonne santé. Là encore, on se doute que le scorbut ne menace pas vraiment les populations concernées, mais la tendance générale semble déjà bien présente qui consiste à vouloir à tout prix calibrer les consommateurs plutôt que les produits, comme si, devant l’échec des politiques agricoles de planification complète des productions, on avait subtilement orienté la planification des choix des individus.
Et puis on ne pourra s’empêcher de noter que pour tous ces gens qui ont le cœur sur la main, il semble quelque peu étonnant de mépriser soudainement la fraise sud-américaine, au motif qu’elle pousserait tout plein de CO2 (forcément méchant) dans l’atmosphère. On oublie ainsi le fait qu’elle fait vivre un producteur ainsi qu’un transporteur puis un distributeur de fruits et légumes : si ces fats nous proposent un service aussi agressif à la bonne santé des petites plantes et des petits animaux, c’est parce qu’ils sont encore trop stupides pour comprendre que, dans dix-huit générations, ils seront peut-être fort marris d’avoir gaspillé tout cet air et généré toute cette pollution. Certes, ils n’atteindront même pas la troisième génération s’ils ne mangent pas à leur faim, tout de suite, mais là n’est pas la question ! Il faut penser aux petites plantes et aux petits animaux, oublier les autres êtres humains et prendre plutôt des topinambours à la chantilly.
Bref : pour le moment, on se contentera d’observer ce qui est une intéressante expérience de marché libre. Les consommateurs trancheront et donneront une bonne idée de leur volonté d’accompagner ce changement ou non.
Cependant, la démarche qui consiste à culpabiliser les consommateurs (sous couvert d’écologie) et qui vise à modifier leurs comportements n’est pas nouvelle, et elle a même tendance à s’accélérer, s’inscrire confortablement dans les esprits (on pourra d’ailleurs relire un précédent billet, vieux de 13 ans, pour mesurer le chemin parcouru) et passer gentiment du mode « proposition » au mode « imposition ».
J’en veux pour preuve ce qui se passe de nos jours de façon de plus en plus fréquente lorsque des militants (végans ici) s’arrogent le droit de détruire les productions et le travail de certains sur la base de leurs convictions quasi-religieuses. Il suffit de voir le déluge permanent (et grotesque) d’informations catastrophistes visant à nous faire culpabiliser d’absolument tous les aspects de notre mode de vie pour comprendre que l’idée de Carrefour n’est qu’une étape de plus vers un contrôle de plus en plus poussé de notre alimentation, pour des raisons purement idéologiques. Magie de l’idéologie ainsi implantée : il n’y a même plus besoin de coercition affichée, le grégarisme des foules, la pression sociale et une information subtilement orientée suffisent.
Du reste, si l’on pousse le raisonnement à son terme, revenus dans une France « auto-suffisante » sur le plan de son agriculture et moyennant quelques efforts supplémentaires pour se débarrasser enfin des vilains bienfaits de la mondialisation, on pourra aussi envisager des coupures volontaires d’électricité (pour sauver Gaïa), le remplacement des méchantes voitures (individuelles donc égoïstes) par des solex (évidemment électriques) et des voiturettes de golf, en passant par une alimentation au volume millimétriquement mesuré.
Organisant ainsi son propre repli sur elle-même, la France des années 2020 risque de ressembler beaucoup à celle de 1950 ou, pire, à la RDA des années 80…
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