Par Jean-Pierre Maugendre
Dans le domaine politique comme au plan religieux la question se pose régulièrement de savoir ce qui peut-être dit et ce qu’il vaut mieux taire, officiellement et en public, parfois pour de bonnes raisons. Ne pas dire toute la vérité est-il toujours une soumission, à la fois lâche et inefficace, à la pensée dominante ou est-il des circonstances dans lesquelles ne pas dire toute la vérité serait à la fois légitime et efficace ?
Choisir ses mots
Saint Paul s’adressant aux Athéniens (Actes 17, 22-32) s’efforce d’abord de susciter leur bienveillance en affirmant voir en eux « les plus religieux des hommes » puis en prenant appui sur leurs propres références culturelles et religieuses mentionnant l’autel dédié Au dieu inconnu dont il leur affirme qu’il le connaît et qu’il a pour nom Jésus-Christ. Les résultats de cette prédication furent modestes, les Athéniens s’étant moqués de l’annonce, par saint Paul, de la résurrection des morts. À l’époque contemporaine, l’Église a cherché à « christianiser » des concepts ou des expressions nés en dehors d’elle, voire contre elle. Citons « la saine et légitime laïcité » décrite par Pie XII, les « droits de l’homme » spiritualisés par Jean-Paul I I, la « liberté religieuse », etc. On ne peut pas dire que ces concessions, sans doute purement verbales ou stratégiques, se soient avérées extrêmement efficaces. Le drame est que les mots ne sont pas neutres et que l’Église n’est plus en position de redresser le sens des mots que véhiculent les vents dominants du conformisme contemporain. Ces mots portent en eux-mêmes des idées qui déploieront inéluctablement leurs conséquences.
Dans ses exhortations à son disciple Timothée l’apôtre des Gentils semble plus incisif : « Prêche la parole, insiste à temps et à contretemps, convainc, reprends exhorte en toute patience et avec souci d’enseigner » (II Tim IV, 2). Sans doute est-ce ce souci d’enseigner qui livre quelques éléments de réponse à notre interrogation.
Briller ou illuminer ?
Dans son célèbre ouvrage Croire à l’amour, le Père d’Elbée a cette formule très… éclairante : « Une lumière n’est pas faite seulement pour briller mais pour briller et illuminer ». La vérité doit illuminer et pas seulement briller. La vérité est peut-être, parfois, l’occasion pour celui qui la porte de briller. Le risque est alors grand, car le porteur de lumière a déjà un nom : Lucifer, celui qui porte la Lumière. La lumière illumine celui qui est prêt à la recevoir. Or il est des lumières aveuglantes qui au lieu d’éclairer rendent aveugles. Des phares de voiture en plein visage aveuglent plus qu’ils n’éclairent. Le divin maître exprime cette réalité en ces propres termes aux apôtres : « J’aurais encore bien des choses à vous dire mais vous ne pourriez pas les porter présentement » (Jn XVI, 12) immédiatement complété cependant par « Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous guidera vers la vér ité totale ». Il est bien évident que notre sujet est celui de dire ou non la vérité dans son intégralité et nullement de travestir ou déformer une vérité « toujours, partout et par tout le monde crue » dans l’Église (Commonitorium de Lérins). Les débats autour, en particulier de l’exhortation apostolique post-synodale Amoris Laetitia, sont d’une autre nature car il ne s’agit pas, dans ce cas, d’annoncer ou non toute la vérité mais de proposer une doctrine en rupture avec l’enseignement de l’Église depuis deux mille ans.
Tout dire ?
La sagesse antique s’était déjà, bien évidemment, penchée sur cette question. Socrate invite ainsi chacun à passer tous ses propos au crible d’un tamis dont les trois grilles sont : ce que je vais dire, ou écrire, est-il vrai, bienveillant et utile ? La difficulté est, bien sûr, que si le premier critère est parfaitement objectif – est-ce que cela correspond aux faits ? –, les deux autres le sont bien moins. C’est la prudence naturelle surélevée par la charité et l’assistance de l’Esprit Saint qui permettra d’apporter la bonne réponse à cette interrogation. Il existe, paraît-il, une grâce particulière attachée à la prédication pleine et entière de la vérité.
Certes ! Néanmoins la grâce ne détruit pas la nature, elle vient la parfaire. Faire œuvre de pédagogie n’est donc pas forcément inutile… Si la philosophie est la servante de la théologie c’est bien parce que la prise en compte d’un certain nombre de vérités naturelles permet d’approcher de moins loin le mystère de Dieu.
C’est peut-être l’auteur des Provinciales qui nous permet d’approcher au plus prés le juste point d’équilibre de notre dilemme : « On se fait une idole de la vérité même car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu » (Pascal) et son corollaire : « Dépourvu de vérité, l’amour bascule dans le sentimentalisme » (Benoît XVI, in l’encyclique Caritas in Veritate.)
> Jean-Pierre Maugendre préside l’association Renaissance Catholique