L’abus d’un mot doit toujours éveiller une crainte. L’inflation verbale est souvent le reflet compensatoire de l’affaiblissement de la réalité que désigne le discours. Ainsi en est-il du mot « droit ». On use et on abuse du concept d’ »Etat de droit ». On se plie volontiers devant les décisions de justice qui ont dit le « droit ». Le sirop du juridisme coule sans fin pour adoucir la dure réalité. Nous pratiquons le « vivre-ensemble » au sein d’une République égalitaire et laïque, aux antipodes d’un Etat policier qui aurait recours à la violence pour faire régner l’ordre, depuis l’application de la peine capitale jusqu’aux procédures administratives expéditives faisant fi du droit des personnes. Cette rhétorique compassée est utilisée à la perfection par l’actuel Ministre de l’Intérieur avec une justesse du ton qui mérite un salut à l’artiste. Même Manuel Valls ne peut rivaliser : à force de dire que ce qui se produit constamment est inacceptable, intolérable, insupportable, l’éloquence du menton du 1er Ministre perd de sa crédibilité. L’arrivée en force du duo sécuritaire à Marseille pour afficher les résultats de sa politique a même sombré dans le ridicule. Une fusillade éclatait le jour-même dans le quartier bien connu de la Castellane, histoire sans doute de démentir par la solidité des faits, la fiction des chiffres rassurants concoctée par le Ministère et la Préfecture. La fermeté, la détermination du pouvoir, en fait des gouvernements successifs, depuis le « karcher » jusqu’à la création des ZSP ( Zones de Sécurité Prioritaires), se diluent dans les seuls « Z » qui tiennent, les ZND, les zones de non-droit, ces quartiers où les trafics illicites ont une importance économique bien supérieure à celle engendrée par leur classement en ZFU (Zones Franches Urbaines).
Les revenus peuvent en effet y être coquets : un point de vente de drogue peut rapporter 50 000 Euros/jour. Le guetteur empoche plus de 2 000 Euros par mois, le vendeur, 6 000, et le « caïd » local 9 000. Ce n’est pas imposable, ça peut être mortel, mais la sécurité veille. Il arrive en effet que des parents ou des maîtres accompagnant des enfants croisent, en baissant les yeux, des guetteurs armés de kalachnikovs. Dans notre république égalitaire, n’est-il pas normal que ceux qui « travaillent » soient armés quand les autres, les « chômeurs » n’aient que la peur au ventre et la soumission au désordre comme lots quotidiens ? A Marseille, comme en Ukraine, on éviterait de faire dormir les enfants dans l’axe des fenêtres pour éviter les balles perdues… Cette comparaison exagérée n’est-elle pas une anticipation ? Un député FN et une Sénatrice socialiste évoquent désormais le recours à l’Armée ! Ce qui s’est passé hier renforce les scénarios les plus pessimistes : alors que le gouvernement visite la ville, avec le déploiement de forces qu’on imagine, des tirs ont lieu à la Castellane. La brigade anti-criminalité envoie deux voitures. Une dizaine de tireurs vêtus de sombre les accueillent à la kalachnikov, sans vergogne. Tandis que le GIPN arrive en renfort, les services publics ferment, les enfants de l’école voisine sont rassemblés dans une salle à l’abri des tirs éventuels. Tel est le charmant quartier où de méchants autochtones sans doute racistes refusent de pratiquer la mixité sociale…
Les résultats annoncés en fanfare par le chef du gouvernement ont évidemment sonné faux après ce « couac ». En 2014, 216 armes à feu saisies, 1,8 tonne de cannabis également, 10 morts au lieu de 15 l’année précédente, agressions et vols à main armée en diminution : tel est le bilan de l’effort considérable déployé, avec 450 policiers supplémentaires. Un mort déjà dans la nuit du 14 au 15 Janvier à la Castellane, un autre début Février à Gignac-la Nerthe, pas très loin : les trafics et les règlements de compte se poursuivent sans égard pour les statistiques ministérielles. Le 1er Ministre précédent était venu en novembre 2013 pour annoncer 3,5 milliards d’Euros pour Marseille et des policiers supplémentaires. On promet encore de nombreux emplois aidés pour faire baisser un chômage nettement supérieur à la moyenne nationale. Qui ne voit à l’évidence que les « placebos » sont impuissants à éradiquer le mal ? Lorsque l’on a à choisir entre des revenus importants au sein d’un quartier criminogène où la force est du côté des voyous et un ersatz d’emploi qui ne crée aucune solidarité, aucune protection véritable, la tentation du mal risque évidemment de l’emporter.
Les incantations du pouvoir, ses appels de moins en moins entendus à « l’esprit du 11/1″, ses promesses de dépenses nouvelles et d’effectifs supplémentaires, son prêchi-prêcha anti-raciste, aujourd’hui même dans un lycée marseillais, sont autant de signes d’impuissance inquétants. La France connaît une situation économique et financière qui restreint les capacités d’intervention de l’Etat, sauf à accentuer les inégalités provoquées par la « discrimination positive » et à accroître le découragement de ceux qui travaillent et sont imposables. Notre système pénitentiaire fonctionne tellement mal dans une chaîne pénale défectueuse que le passage du droit commun au terrorisme semble y avoir trouvé son lieu privilégié. L’abondance des armes de guerre dans un pays qui limite étroitement la possession des armes est angoissante. Les événements récents ont montré que les effectifs policiers étaient insuffisants pour exercer la surveillance des individus dangereux et la protection de leurs cibles éventuelles. Ces évolutions déséquilibrent les rapports de la force et du droit. Un Etat de droit n’est pas seulement un Etat qui garantit les libertés individuelles, c’est aussi un Etat qui a la force de faire respecter la loi. Lorsque sa « violence légitime » cède ici où là à la violence qui ne l’est pas, alors son existence même est menacée. Une démocratie a le droit d’être dure. Si elle ne l’est pas, elle risque bien de laisser la place à un autre système.
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