« L’innocent repenti » est d’abord un oxymore, une contradiction dans les termes dont l’emploi est cependant plein de sens. L’innocent c’est celui qui n’a pas commis le crime dont on l’accuse. C’est aussi par extension celui qui est ingénu, naïf, pour ne pas dire un peu simplet. Le paradoxe actuel de l’homme blanc, de l’occidental, de l’Européen ou de l’Américain du Nord, est qu’il est soumis à la virulence d’une injonction à se repentir de crimes dont il est innocent, non seulement parce que les accusations visent des actes commis par des générations disparues, mais encore parce que, dans la plupart des cas, il était impossible à l’immense majorité de ceux qui en étaient les contemporains de percevoir le mal imputé dans ces actions. Pourtant, des groupes de pression, des organisations, des élus participent actuellement à un vaste mouvement de déploration, d’expiation, mais aussi de mise en accusation et d’exécution symbolique du passé, qui a pour résultat de susciter le sentiment d’une identité malheureuse, comme le souligne Alain Finkielkraut. Cette pathologie spirituelle est d’autant plus redoutable qu’elle mine les résistances naturelles des communautés nationales, et fait accepter le saccage, le démantèlement et l’arasement de la mémoire collective. L’altruisme qui invite à la bienveillance envers l’autre se mue en haine de soi, en préférence absolue de l’autre. Dans deux textes séparés de 19 ans, Race et Histoire (1952) , puis Race et Culture (1971), Levi-Strauss avait d’abord critiqué l’ethnocentrisme pour dénoncer ensuite le risque d’un délaissement de sa propre culture. Pour échanger il faut certes être ouvert à l’autre, mais il faut demeurer qui l’on est, sans quoi il n’y a plus rien à offrir.
Ce processus de renoncement à la culture ou à la mémoire identitaires atteint aujourd’hui le sommet du grotesque. Le Maire démocrate de New-York, Bill de Blasio, aurait envisagé de faire enlever la statue de Christophe Colomb qui domine les abords de Central Park dans un lieu emblématique de la « Grosse Pomme », le Columbus Circle ». Colomb, ayant découvert l’Amérique, serait donc le premier responsable – et coupable – du génocide des Amérindiens et de la déportation en Amérique des esclaves africains ! Au nom de la repentance envers ces victimes, des statues du navigateur ont déjà été vandalisées. Cela crée des réactions. La communauté italo-américaine, qui n’est venue en Amérique que parce que des italiens, l’un génois, Christophe Colomb, l’autre florentin, Amerigo Vespucci , l’avaient découverte, au nom de l’Espagne, des siècles auparavant, fait du Colombus Day, fête nationale américaine célébrée dans de nombreux Etats, son jour de fierté, et n’entend pas qu’on lui enlève. C’est elle qui a d’ailleurs financé l’érection de la statue controversée. On a là un exemple caricatural de la guerre des mémoires. En surface, elle est ridicule puisqu’elle conduirait à débaptiser des lieux, des villes, des pays, voire un continent, après avoir abattu les statues. Plus profondément, elle prépare un séisme culturel. Il s’agit pour les nations et les communautés qui ont joué le premier rôle dans l’édification de la civilisation occidentale de se renier pour ne pas blesser les « autres », puis dans un second temps de leur laisser toute la place en expiation. Le pauvre de Blasio, d’origine à la fois allemande par son père et italienne par sa mère, qui a déjà gommé son patronyme, et a épousé une afro-américaine, pourrait fournir un cas de complexe intéressant à la psychanalyse.
Ce surprenant débat, aussi pertinent que celui qui s’était développé sur le sexisme des toilettes, témoigne d’un essoufflement de la démocratie, devenue incapable d’intégrer les citoyens en un démos, et cédant sous les coups de communautarismes décomplexés. Comme Orwell l’avait montré, ce sont les Etats totalitaires qui éprouvent le besoin de revisiter l’histoire et de la réécrire en permanence au nom du présent. L’anachronisme n’est plus aujourd’hui une faute, c’est devenu une règle. La colonisation, par exemple, qui était vue par les esprits les plus généreux comme un devoir, devient un crime qui pèse sur ceux qui l’ont entreprise, sur les générations qui en ont été les contemporaines, et même sur leurs héritières. Les héros qu’étaient les explorateurs ou les navigateurs deviennent des criminels. Les colonisés deviennent, eux, des victimes qui bénéficient de trois droits fondamentaux, celui de prétendre que la vie de leur communauté aurait été plus heureuse sans la colonisation, cet autre de n’être coupables de rien, par exemple en matière d’esclavage, et enfin celui d’obtenir une réparation, ne serait-ce que par le repentir des enfants de colonisateurs condamnés à abattre, en se frappant la poitrine, les statues de leurs anciennes gloires. Sur un plan strictement juridique, la criminalisation du passé repose sur une dérive typiquement totalitaire, la rétroactivité du jugement par rapport à la loi.
Les mémoires sont nécessairement antagonistes dès lors que les communautés qui les portent survivent. Si les Américains du Nord, très majoritairement encore d’origine européenne, n’ont guère de scrupule à fêter Colomb, déjà les Latino-Américains, dans un certain nombre de pays, considèrent la « Journée de la Race » (Dia de la raza), leur ambivalent « Columbus Day », comme le jour de célébration de la découverte de l’Amérique, mais aussi comme celui du souvenir de la résistance à la colonisation. Ce mot de race, que certains voudraient aussi rayer du dictionnaire, est également utilisé en Espagne, mais évidemment pour célébrer « l’hispanité ». Sans Colomb, l’Espagne ne serait pas une civilisation avec une langue et une religion qui rayonnent dans le monde et en particulier en Amérique. Cette hystérie américaine a commencé avec la remise en cause du passé sudiste et esclavagiste des Etats du Sud, comme si Washington n’avait pas eu d’esclaves, comme si Lee, le chef sudiste, n’avait pas libéré les siens. Il se trouve que le second a été un général brillant et courageux, et qu’il a oeuvré ensuite pour la réconciliation entre le Nord et le Sud. La guerre perdue pour les libertés du sud fait partie de la mémoire identitaire du « Dixieland ». A ce titre, il faut la respecter, tout en dénonçant, bien sûr, l’esclavage avec notre bonne conscience et notre mauvaise foi d’aujourd’hui. En Russie, le tombeau de Lénine est toujours sur la Place Rouge en perspective de la cathédrale de Saint Basile le Bienheureux, protecteur des simples d’esprit, et le long de l’enceinte de l’ancien palais-forteresse des Tsars. C’est sans doute au prix de cette réunion, somme toute insolite, que l’on conserve et qu’on promeut l’unité des nations. Puissent les courageux abatteurs de statues demander l’aide de Saint Basile.
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