Il ne faut pas confondre les guerres et les campagnes. L’une des failles des démocraties réside dans l’inversion entre les unes et les autres. Machiavel dans le Prince, en quelques phrases, dépeint un bestiaire politique. Après avoir rappelé qu’il y a deux moyens d’agir en politique, la loi et la force, que le premier est spécifiquement humain et que le second nous est commun avec les animaux, l’auteur du « Prince » évoque trois animaux. Les deux premiers illustrent les qualités du chef d’Etat. Celui-ci peut revêtir la forme du lion et privilégier la force ou il peut user de la ruse, et se faire ainsi renard. Quant au troisième animal, il s’agit du loup, qui figure ici l’ennemi. Face à lui, le renard ne possède pas la force de résister, mais il peut agir avec prudence. Le lion, au contraire, en triomphera sans peine. Face aux hommes, qui ne sont guère différents des loups, et dont Machiavel se contente de rappeler la méchanceté naturelle, le lion va se laisser prendre dans les filets quand le renard contournera le piège. L’homme politique avisé doit donc être, lorsqu’il affronte un ennemi, à la fois un lion, s’il est le plus fort et un renard dans le cas contraire. Mais le puissant qui se contenterait d’être un lion ne serait pas très malin. Quelques dizaines d’années avant la publication du « Prince », deux personnages avaient illustré cette confrontation métaphorique. L’ »universelle Aragne », Louis XI, le renard, avait ruiné les ambitions insatiables de Charles le Téméraire, le lion de l’histoire. Cela dit, Louis XI était à la fois homme et animal, selon la distinction de Machiavel. C’est lui qui a instauré l’inamovibilité des magistrats, une mesure qui limitait le pouvoir monarchique par le droit. On peut voir là l’esquisse d’une séparation pertinente entre les deux domaines de la politique, qui devrait être nette à notre époque, et dans les démocraties libérales. Dans la vie interne au système, c’est-à-dire à l’intérieur des nations, le droit doit prévaloir, la transparence s’imposer. En revanche, lorsqu’un Etat défend ses intérêts légitimes contre les autres Etats, il y a, avec une intensité plus ou moins grande, selon que la situation est celle de la concurrence ou celle de la guerre, présence d’animalité. Dans le meilleur des mondes démocratiques possible, le politique doit être un homme avec les siens, mais lion et renard avec les autres. Evidemment, le machiavélisme va plus loin. » Il est sans doute très louable aux princes d’être fidèles à leurs engagements ; mais parmi ceux de notre temps qu’on a vu faire de grandes choses, il en est peu qui se soient piqués de cette fidélité et qui se soient fait un scrupule de tromper ceux qui se reposaient sur leur loyauté… Un prince ne peut ou ne doit tenir sa parole que lorsqu’il le peut sans se faire tort » écrit ainsi le Florentin. Manifestement, ce conseil ne vise pas que la diplomatie, il anime les campagnes politiques internes à la démocratie. Il a même trouvé sa terre d’élection en Corrèze, de Queuille à Hollande en passant par Chirac. « La politique n’est pas l’art de résoudre les problèmes, mais de faire taire ceux qui les posent » ou encore « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent » sont les maximes les plus connues du premier, appliquées avec plus ou moins de bonheur par les seconds.
Le principal risque des démocraties consiste donc en ce que les politiciens, infiniment plus préoccupés par la prise ou la conservation du pouvoir, soient des renards, à défaut d’être des lions, à l’intérieur, et se comportent comme des hommes empêtrés dans les règlements internationaux, qui les arrangent puisqu’ils diminuent leur responsabilité et justifient leur inaction. On mesure cette dérive dans la politique américaine. G.W.Bush fut un lion maladroit dans l’affaire irakienne, mais il sut user de l’ennemi extérieur, le terrorisme, habilement et faussement associé à l’Irak, pour se faire réélire. Avec Obama, qui ne voulait pas courir les aventures périlleuses du lion, on a eu un renard en politique intérieure, et un âne, ce qui est normal pour un démocrate, en politique extérieure. Son acharnement à entacher l’élection de son successeur de la suspicion d’une intervention en sa faveur du faux ennemi russe est révélatrice. La guerre, c’est à Washington plus qu’à Alep ou Mossoul. Or, notre temps réclame le retour des lions et des renards sur la scène internationale, à conditions que nos responsables soient capables d’être les deux. Vladimir Poutine en est le prototype. Trump en sera-il un autre ? Le Chef de l’Etat que les Français vont élire sera-t-il de cette trempe ? Sera-t-il capable de respecter ses concitoyens, de les conduire en « homme », avec la franchise nécessaire à la démocratie, mais aussi disposé à être disciple de Machiavel à l’international, soucieux de l’intérêt supérieur de la patrie, comme disait de Gaulle, et du Bien Commun des Français ? Saura-t-il affronter le carcan européen et l’hégémonie américaine ? A voir comment le débat porte actuellement sur le détail des programmes ou comment les médias privilégient un produit publicitaire appelé Macron, totalement dépourvu de cette dimension internationale, on voit à nouveau poindre le risque que la France se trompe d’époque et de destin. Le loup est là : ce n’est plus le communisme, mais l’islamisme dont « daesh » ou plus largement le terrorisme ne sont que des éléments. Pour le vaincre, ils nous faut des hommes qui soient lions et renards.
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