S’il devait y en avoir qu’un seul pour incarner pleinement la joie que dégagent les Évangiles, ce serait Jorge Mario Bergoglio. La joie qu’offre l’adhésion à la vrai Foi et le fait de vivre celle-ci dans le Christ et Son Église (plutôt que ce sentiment insipide fait de sentimentalisme qui, si souvent aujourd’hui, passe pour de la joie) transparait du début jusqu’à la fin dans l’exhortation apostolique, plutôt longue, Evangelii Gaudium, du Pape François. En lisant ce texte, on comprend à quel point la Foi dans le Christ transforme la vie.
Evangelii Gaudium est à bien des égards un très beau document. La mise en exergue dans la vie de l’Église du Saint Esprit est particulièrement édifiant, alors que celui-ci est, en général, le plus négligé des membres de la Saint Trinité. Nous y trouvons des analyses et suggestions pratiques pour insuffler une nouvelle vie dans la manière pour l’Église d’organiser sa communication, celle-ci fonctionnant trop souvent à l’image des sermons sans substance qu’un grand nombre de catholiques doivent endurer. Les commentaires du Pape François constituent un support efficace dans le cadre de la réflexion théologale ainsi que pour donner de la cohésion aux réformes internes à entreprendre relatives aux relations entre Rome et ce que les catholiques appellent communément les églises locales.
Malgré toutes ces bonnes choses, quelques passages importants de Evangelii Gaudium apparaîtront à beaucoup de catholiques comme nettement moins convaincants. Pour être franc, c’est l’attitude que le Pape François nous encourage à adopter, certaines affirmations dans ce document et certaines hypothèses émises qui servent de fondement à ces affirmations sont plutôt de nature contestable.
Par exemple, d’aucuns relèveront la remarque du Pape selon laquelle “l’islam authentique et une lecture juste du Coran sont opposés à toute forme de violence”. (p 253) Un catholique ayant une grande autorité sur ce sujet et un confrère jésuite du Pape, Samir Khalil Samir, dans son ouvrage 111 questions sur l’islam publié en 2002, écrit que les Occidentaux qui affirment que des groupes tels que les Talibans agissent d’une manière contraire aux préceptes du Coran “ne connaissent pas grand chose de l’islam”. Et le jésuite égyptien de poursuivre : “Au niveau socio-historique, depuis le Coran, la signification de ce qu’est le jihad est parfaitement limpide. Cela signifie l’exigeance de mener au nom de Dieu la guerre pour défendre l’islam.” Plus loin dans ce même ouvrage, le père Samir souligne qu’ “il existe bien une tradition islamique qui consiste à exprimer une tolérance limitée envers les chrétiens et les juifs, les polythéistes et les athées ne bénéficiant pas de la même mansuétude. Mais cette tradition n’empêche pas l’autre, celle qui se réfère aux versets du Coran et de la Sunna qui encourage la violence”. Les deux versions, précise le prêtre résidant à Beirut, sont légitimes au vue de l’analyse faite par l’islam de la violence. Ergo : nous avons, et l’islam tout autant, un problème à résoudre.
Des spécialistes de l’islam vont sans nulle doute disserter plus avant sur ces sujets. Mon propos à présent est de me focaliser sur quelques affirmations que l’on trouve dans Evangelii Gaudium, lesquelles sont, je suis au regret de devoir le dire, très difficile à défendre. Pour certaines, ces réflexions sont constituées d’arguments d’homme de paille que l’on retrouve dans certains cercles catholiques, plus particulièrement en Europe et en Amérique Latine.
Une réflexion importante sur ce thème est celle où le Pape condamne “l’autonomie absolue des marchés”. (202) Cette affirmation, auquel il semble croire fermement, est, dit-il, la racine de nos problèmes actuels. En particulier parce qu’il s’agirait d’un alibi pour rationaliser une non-volonté de certains de venir en aide à ceux dans le besoin.
Toutefois, si nous nous conformons à l’injonction d’Evangelii Gaudium, (231 à 233) c’est-à-dire, voir les réalités du monde d’aujourd’hui telles qu’elles sont, nous constaterons très rapidement qu’il n’y a tout simplement aucun pays dans lequel fonctionnent des marchés avec “une autonomie absolue”. En fait, dans le plupart des pays de l’Europe de l’Ouest, les gouvernements contrôlent une moyenne de 40% du PNB. Dans certains pays, cette moyenne est même plus élevée encore. Quelle proportion souhaitons-nous mettre entre les mains de l’État ? N’y a-t-il donc pas de limite ? Dans un échange de courrier avec l’économiste australien Colin Clark, même un John Maynard Keynes avait suggéré que le chiffre de 25% du PNB devrait représenter une proportion maximum tolérable de taxation. il ne semble pas y avoir de prise en compte, dans Evangelii Gaudium, du degré de régulation dans la plupart des économies au monde. En fait, la quantité de règles et réglementations qui régit la vie économique en Amérique du Nord et en Europe se rapproche rapidement du seuil où il sera impossible d’en déterminer le nombre.
La situation dans les pays en voie de développement n’est pas meilleure. Le volume de règlementation a atteint un tel niveau que cela génère aujourd’hui de réels problèmes liés au maintient de l’État de droit. L’étendue de la règlementation dont souffrent les économies développées occidentales est aujourd’hui telle que même les bons juges, y compris ceux n’ayant aucun intérêt à s’engager dans un quelconque activisme judiciaire, statuent de façon ad-hoc et arbitraire.
Une autre déclaration faite dans Evangelii Gaudium mérite de retenir notre attention : certaines idéologies “rejettent le droit des États, pourtant chargés de préserver avec vigilance le bien commun, d’exercer toute forme de contrôle” sur l’économie. (56) Mis à part le microcosme de l’anarcho-capitalisme, lequel n’exerce nulle part une quelconque influence sur la politique, précisons qu’un tel rejet n’est très certainement pas conforme à la position des tenants de l’économie de marché. En effet, une chose est d’être sceptique sur l’efficacité des diverses formes que peuvent prendre les interventions gouvernementales, une autre est de rejeter complètement toute forme de règlementation.
Par ailleurs, nous voyons le Pape François critiquer ceux qui, “dans ce contexte, défendent encore les théories de la ‘rechute favorable’, lesquelles supposent que chaque période de croissance économique favorisée par le libre marché réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde”. Le Pape précise : “Une telle opinion n’a jamais été confirmée dans les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant.” (54) De façon plus générale, le Pape ajoute : “Nous ne pouvons plus faire confiance dans les forces aveugles et dans la force de la main invisible du marché.” (204)
Des affirmations de ce genre appellent plusieurs remarques. D’abord, ouvrir les marchés de par le monde a sans le moindre doute réduit la pauvreté dans bien des pays en voie de développement. L’Asie de l’Est est un vibrant témoignage de cette réalité, un témoignage régulièrement ignoré par nombre de catholiques en Europe de l’Ouest : ceux-ci ont en effet la fâcheuse tendance de se plaindre égoïstement de la concurrence ainsi créé qui affecte des entreprises européennes et autres récipiendaires d’aides étatiques de toutes sortes. J’ai pu constater que c’est une réalité au sujet de laquelle nombre de catholiques sud-américains, eux, n’ont simplement rien à dire. Deuxièmement, cela n’a jamais été un argument des tenants de la liberté économique et du libre échange de prétendre que ces principes seraient suffisants pour réduire la pauvreté. Néanmoins, ce sont des principes tout à fait indispensables. Il suffit pour cela de voir l’échec patent des économies collectivistes et dirigistes pour résoudre le problème de la pénurie. Parmi d’autres principes indispensables, on notera la stabilité du gouvernement pour assurer un environnement favorable, le droit qui énonce clairement qui possède quoi, et par dessus tout, la présence de la primauté du droit, élément essentiel.
Le fait est que la primauté du droit, dont on notera qu’il n’est fait mention nulle part dans Evangelii Gaudium, s’avère être d’une application particulièrement laborieuse, pour le dire aimablement, dans la plupart des pays développés. Le manque de primauté du droit constitue un des obstacles majeurs qui limite la capacité des États de générer de la richesse de façon soutenue. En effet, cette carence freine la capacité des États de répondre aux problèmes économiques de façon appropriée. Au lieu de cela, nous relevons du capitalisme de copinage, du protectionnisme sournois, et de la corruption qui fini par faire partie intégrante de la vie, en particulier en Afrique et en Amérique Latine.
Loin de faire valoir que les vertus de la main invisible, une métaphore d’Adam Smith qui pourrait à elle seule faire l’objet d’une discussion séparée, et loin d’affirmer qu’elles puissent être suffisantes, les tenants de l’économie de marché ont depuis des décennies, lorsqu’ils expliquaient les raisons de croissance ou de déclin économique, souligné l’importance vitale de la stabilité des valeurs et des institutions. Des lauréats de prix Nobel de l’économie tels que Douglas North et Edmund Phelps ont approfondi encore nos connaissances sur les valeurs, les attentes, les croyances, les règles et les protocoles informels qui permettent à un pays de briser les chaines de la pauvreté ou encore d’expliquer pourquoi un pays dégringole d’une situation de richesse vers un état de pauvreté (cf. le pays d’origine du Pape, l’Argentine au début du 20e siècle) ou encore d’expliquer le pourquoi d’une stagnation prolongée telle que celle subie par le Japon et l’Europe aujourd’hui.
Enfin, il y a le sujet de la redistribution. À plusieurs reprises, le Pape François appelle de ses vœux une distribution plus équitable des ressources entre les pays et à l’intérieur de chaque pays. Il cite même les évêques du Brésil : “La faim est le résultat d’une distribution déficiente des biens et des revenus.” (191)
Bien entendu, la doctrine catholique a depuis toujours expliqué que la propriété privée n’est pas une chose absolue. Cette doctrine a aussi toujours exprimé le souhait que l’État ait un rôle a jouer afin d’assurer une plus juste distribution des richesses. À cela, le Pape ajoute qu’aujourd’hui, certains considèrent tout commentaire traitant de la redistribution comme “irritant”.
Pour ce qui me concerne, une discussion au sujet de la distribution de richesses ne me dérange pas, à l’instar de nombre de catholiques, de chrétiens et d’autres personnes de bonne volonté qui se lancent dans ce genre de débat avec enthousiasme. Parce que justement, c’est au travers de ce genre de conversation qu’il est possible de montrer que ces méthodes visant à diminuer la pauvreté par le biais du principe de distribution, tel que l’aide internationale, sont en fait de plus en plus discréditées. De ceci, bien malheureusement, Evangelii Gaudium ne semble pas avoir conscience.
Comme le dit Allan Meltzer, économiste et historien à la Federal Reserve, une des grandes leçons économiques du XXe siècle est que l’aide fournie à l’Asie, l’Amérique Latine et l’Afrique a eu peu d’impact sur l’objectif recherché. En d’autres mots, le principe même et la politique de redistribution de richesse, souvent considéré comme indispensable, est un échec. D’où l’utilité pour tous les catholiques, si nous souhaitons avoir une conversation sérieuse sur le sujet, de se poser la question de savoir pourquoi une telle approche a échoué.
Ma critique ne vise en aucun cas à laisser entendre que toutes les observations du Pape François sur la vie économique sont naïves ou simplement erronées. En fait, il dit des choses qui plairont aux tenants de l’économie de marché. Le Pape déclare, par example, que l’assistance étatique doit être considéré comme une “réponse temporaire” (202) et il nous averti des méfaits de la “mentalité d’assisté” (204). De plus, Evangelii Gaudium loue le “travail libre et créatif” (192). Le Pape affirme également que l’entreprise a “une noble vocation”, laquelle “permet de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles à tous les biens de ce monde” (203).
De même, notons l’avertissement du Pape lorsqu’il parle de cette tendance qu’ont certains, catholiques aussi, de se laisser submerger par la culture de la prospérité pour elle-même. Sa vie durant, le Pape aura été le reproche vivant aux yeux de ceux qui pensent trouver le salut dans la possession, usage et accumulation de biens. Tout aussi important, est la référence faite dans Evangelii Gaudium à la manière dont “la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel” (56).
Et pourtant, malgré ces multiples observations pertinentes, après la lecture d’Evangelii Gaudium, il est difficile de ne pas penser que se sont introduits dans ce document trop d’hypothèses non examinées sur l’économie. En effet, vers la fin de ses observations traitant de l’économie, le Pape semble vouloir communiquer au lecteur qu’il est conscient que certains de ses propos sur la pauvreté et l’économie vont provoquer des critiques. “Si quiconque se sent offusqué par mes déclarations,” dit-il, “je répondrai que je leur parle avec affection et avec la meilleure des intentions, loin d’un quelconque intérêt personnel ou d’idéologie politique” (208). En fait, le Pape veut dire qu’il est soucieux de s’assurer que les gens ne tombent pas dans un travers constitué d’une personalité centrée sur elle-même, une attitude qui produit l’injustice et au bout du compte tue l’âme.
Personnellement, je ne m’offusque pas des observations mentionnées dans Evangelii Gaudium sur la pauvreté et l’économie. En réalité, j’admire la détermination de François pour s’assurer que nous ne perdions pas de vue la misère matérielle dans laquelle beaucoup trop de nos contemporains continuent de vivre. Ses mots sont aussi un rappel fort du commandement du Christ d’aimer son prochain de façon non-négociable pour tout chrétien.
Ceci dit, François lui-même écrit: “Les idées déconnectées de la réalité sont à l’origine des idéalismes et des nominalismes inefficaces” (232). Dans cet esprit, une prise en compte plus rigoureuse des réalités particulières propres à la vie économique est exactement ce qui manque à l’analyse de la richesse et de la pauvreté dans Evangelii Gaudium. Si nous voulons vraiment que “la dignité de chaque personne humaine et la poursuite du bien commun” aillent au-delà de ce que le Pape appelle “des appendices ajoutés” à la poursuite d’un vrai développement intégral (203), alors mettre en avant et impliquer avec plus de sérieux la partie économique de la vérité qui nous rends libre serait un bon début.
Tout le monde y gagnerait, surtout ceux qui souffrent de la pauvreté.
> Sam Gregg est directeur de recherche à l’Institut Acton, “pour l’étude de la religion et la liberté”, basé à Grand Rapids, dans le Michigan (USA). Cette tribune a initialement été publiée dans The National Review et a été traduite en français par EdH pour Nouvelles de France.
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