La chute de l’URSS et du bloc soviétique a été l’événement historique le plus important de la fin du XXe siècle. Elle a fait naître l’espoir d’une paix universelle fondée sur la généralisation de la démocratie, le rêve de Kant dans son Projet de Paix Perpétuelle. Les dictatures de l’Est de l’Europe capitulaient. L’Allemagne après la destruction du mur de Berlin réalisait sa réunification. La démocratie allait à la conquête de l’Est et du Sud-est d’un continent promis à être englobé dans l’Union Européenne, prospère et démocratique. Quatre questions toutefois se posaient : jusqu’où cette extension devait aller ? Cette offensive pacifique devait-elle s’accompagner d’une adhésion à l’OTAN des nouvelles démocraties ? L’euphorie bruxelloise ne risquait-elle pas de faire oublier le problème du fonctionnement démocratique interne de l’Europe ? Que devait-il en résulter pour la Russie, à la fois le grand vaincu démembré de la guerre froide et un pays neuf, libéré de l’idéologie mortifère, qui l’avait rendu dangereux pour lui-même et pour le monde.
La réponse donnée par les Occidentaux, les Européens et leurs donneurs d’ordre américains, à la quatrième question a été lamentable. Washington n’a pas le moins du monde facilité le passage de la Russie à la démocratie libérale, un régime qu’elle n’avait, au mieux, connu que quelques mois en 1917. Le but a été clairement d’éliminer la Russie de la cour des grands. Après la transition chaotique menée par Elstine à travers la destruction d’une partie de son industrie, la montée du chômage, des privatisations brutales, une inflation galopante, une forte dévaluation monétaire, et une corruption débridée, la Russie toujours immense, mais amputée de l’empire soviétique, se retrouva diminuée sur tous les plans. Eltsine d’abord très populaire n’a été réélu en 1996 que dans des conditions douteuses. Si son image demeure très positive en Occident, les Russes ne lui pardonnent ni l’éclatement de l’URSS, ni surtout la débâcle économique et sociale du pays. Poutine fut le dernier Premier Ministre qu’il nomma. Il prendra sa succession et gardera le pouvoir, soit comme Président, soit comme Premier Ministre dans une entente qui semble parfaite avec Medvedev. Il assainira la situation financière et économique de la Russie. Il restaurera sa puissance militaire. Après l’échec d’Eltsine en Tchétchénie, il parviendra à y rétablir par la force l’autorité russe. C’est manifestement un patriote, nostalgique de l’Empire, mais non du communisme. Le drapeau de la Russie est tricolore, la musique de l’hymne soviétique est remise à l’honneur, mais avec des paroles patriotiques et non socialistes. Après avoir dû encore avaler quelques couleuvres en ex-Yougoslavie, en Irak, puis plus récemment en Libye, la Russie de Poutine entend désormais retrouver sa place dans le concert des Nations, à la hauteur de son siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU. Le pays est entré dans le monde de l’économie de marché et de la démocratie, avec les particularités issues de son histoire. Poutine qui est un conservateur, et un libéral pragmatique, désire préserver cette identité et conserver la sphère d’influence qui garantit la sécurité et le rang auquels la Russie aspire.
Dans ce contexte, les Etats-Unis et leurs alliés auraient dû privilégier l’entente avec une Russie qui n’était plus ni l’URSS, ni la Russie d’Eltsine. Ils ont, au contraire, depuis la présidence Obama, renoué avec l’hystérie anti-russe qui, justifiée, les animait plus mollement à l’époque soviétique. La politique d’endiguement de la guerre froide a repris. La Géorgie puis l’Ukraine ont été poussées à se dresser contre la Russie. La guerre civile ouverte en Syrie visait à faire tomber le dernier allié des Russes en Méditerranée, qui leur offre une base navale. Dans les trois cas, Moscou a, cette fois, répondu par la force, en imposant l’autonomie de deux républiques intégrées à la Géorgie, en annexant la Crimée dont les habitants sont russes et entendent le demeurer, en suscitant aussi le séparatisme de deux régions ukrainiennes russophones, en intervenant enfin directement en Syrie à la demande de Damas, et en renversant la situation sur le terrain. Certes, cette politique est fondée sur le réalisme plus que sur un angélisme moral ou un juridisme pointilleux, mais il faut être naïf, aveugle ou de mauvaise foi, pour ne pas voir que cet usage de la force est en fait plus honnête que la vertu proclamée des Occidentaux. La Crimée avait davantage de raisons ethniques, historiques, et démocratiques de rejoindre la Russie que le Kosovo n’en avait de quitter la Serbie. La présence russe en Syrie est juridiquement plus solide que le soutien occidental aux rebelles islamistes prétendument modérés. Les sanctions américaines ou européennes sont injustifiées et improductives. Elles renforcent le pouvoir à Moscou et n’invitent nullement la Russie à copier le modèle démocratique occidental, et encore moins ses dérives sociétales. En revanche, elle jettent une ombre sur la démocratie américaine. A l’extérieur, c’est un mélange d’arrogance et d’impuissance, de grands discours moralisateurs et de cynisme. La guerre contre Assad et Poutine, au nom de la démocratie, quand on s’allie au royaume wahhabite de Ryad, est incohérente. A l’intérieur, le poids des groupes de pression, la campagne de dénigrement du Président élu, la rupture entre Trump et le Congrès à propos de la Russie sont inquiétants. Trump, qui voulait trouver un terrain d’entente avec Poutine, salutaire pour la paix du monde et la lutte contre le terrorisme, est condamné à renforcer les sanctions à l’encontre de la Russie pour préserver une présidence menacée par le soupçon du soutien russe à son élection. Ses proches n’auraient donc dû avoir aucun contact avec des Russes, comme si ces échanges avaient eu le moindre effet sur le vote des Américains, comme s’il n’était pas logique que le Président, élu avec l’intention de se rapprocher des Russes, ait sondé Moscou. On sent là un acharnement qui est en train de briser le fonctionnement de la démocratie libérale américaine, l’équilibre entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, ce dernier empiétant manifestement sur les prérogatives présidentielles. Faute de promouvoir leur conception de la démocratie en Russie, les Américains ont montré les limites de leur propre système.
Les trois autres questions ont des réponses tout aussi insatisfaisantes. L’Union Européenne a pratiqué une fuite en avant mêlant l’approfondissement et l’élargissement. Des divergences sont apparues, économiques entre le Nord et le Sud, politiques et sociétales entre l’Ouest et l’Est. La technocratie bruxelloise est devenue de plus en plus arrogante, rognant les souverainetés nationales et méprisant un parlement inutile et vain. Vis-à-vis de la Pologne et de son gouvernement conservateur, c’est carrément de l’ingérence : pression sur sa politique migratoire, remise en cause des lois votées au Parlement de Varsovie, mise en avant du principal opposant, Donald Tusk, réélu Président du Conseil Européen contre la volonté du gouvernement polonais. L’oligarchie inefficace de Bruxelles d’un côté, le peuple polonais de l’autre : où est la démocratie ? L’entreprise de séduction de l’UE à l’égard de l’Ukraine, berceau composite de la Russie et inséparable de son histoire a été une maladresse. Le fait que dans le même temps, l’Otan soit parvenue aux portes de la Russie avec l’intégration des anciens satellites et même des Républiques Baltes qui faisaient partie de l’URSS, a été ressentie par la Russie comme une menace d’autant plus injuste qu’elle n’a aucune intention hégémonique sur ses anciens satellites. Elle veut seulement garder une influence forte sur les Etats issus de l’ancienne URSS, dans lesquels les Russophones sont nombreux. L’intégration à l’OTAN de l’Ukraine serait une provocation, un casus belli. Des compromis étaient possibles, notamment l’évolution fédérale de l’Ukraine, adaptée à la diversité profonde, de l’Ouest à l’Est, du pays. Ils ont été repoussés. Des sanctions ont encore été décidées par « l’Europe » contre la Russie à propos de la Crimée et dans une servile imitation des Etats-Unis. Ni la démocratie ni la paix n’ont donc progressé. La guerre se poursuit à la limite des deux républiques du Donbass. Entre un pouvoir fort mais soutenu par le peuple et une technocratie qui considère les peuples comme des obstacles inutiles, où est la démocratie ? Entre le patriotisme russe et la dictature du politiquement correct et de la pensée unique en Occident, où est la liberté de penser ? (à suivre)
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