Ici, dans notre vieille Europe, comme dans d’autres Etats anciens (la Chine, les Indes, le monde musulman…), nous avons connu plusieurs régimes politiques différents tout au long de notre longue histoire ; la démocratie – réelle ou supposée – n’en a été qu’un parmi d’autres, aucun régime ne prétendrait résumer à lui seul notre identité ; de sorte que notre bascule actuelle dans un monde oligarchique n’a fait qu’ouvrir une nouvelle page historique qui reste à écrire, en attendant d’en ouvrir une autre encore, probablement dans quelques siècles.
Les événements du 6 janvier aux Etats-Unis nous rappellent que, pour les Américains, c’est différent. Ce sont eux qui ont fondé la démocratie moderne, inscrite dans l’acte de naissance de leur fédération proclamée en 1776. De sorte qu’aux yeux de ces Américains d’aujourd’hui qui se débattent avec l’énergie du désespoir, et, avouons-le, non sans panache, dans le piège de l’élection usurpée de M. Biden, la bascule dans l’oligarchie est perçue comme une négation même de l’Amérique : désormais, ils ne seront plus « Américains » au sens idéologique – pour ne pas dire mythique – de ce terme, mais seulement Nord-Américains, habitant un Etat inscrit dans une géographie. Nous, sujets de nations anciennes, devons faire l’effort de comprendre alors le traumatisme que représente pour eux ce mouvement de bascule politique, qu’ils regardent comme une atteinte à leur identité même.
Que va-t-il s’ensuivre ? Il est probable que la Fédération entre dans un contexte de guerre civile froide – rien n’exclut non plus qu’elle tourne chaude – dont on ne peut prédire qui en sortira vainqueur : le camp démocrate incarné par les Républicains, ou le camp oligarchique incarné par les Démocrates (« démocrates » comme on qualifiait de « Démocraties populaires » les Etats d’Europe de l’Est sous la guerre froide).
Mais en définitive, l’essentiel n’est pas là.
Tandis que peu à peu le mythe de la démocratie américaine se replie dans son antre de l’histoire, la question peut se poser à beaucoup, là-bas, qui dans le Middle-west méditent sur leurs illusions perdues, comme ici, où tant d’Européens déracinés s’identifient aux Américains parce qu’ils dominent le monde, de savoir s’il faudrait, le cas échéant, mourir pour la démocratie.
Le jeu – pour autant que mourir soit un jeu ! – n’en vaut pas la chandelle, pour deux raisons.
D’abord, toute la démocratie du monde ne pèse rien devant les GAFA, la finance internationale et les médias qui lui appartiennent. Se présenter à une élection suppose d’être riche, car il faut beaucoup d’argent pour s’offrir les moyens de faire campagne, ne serait-ce que les moyens de parler aux électeurs. N’oublions pas que M. Trump est un milliardaire qui a eu la possibilité de faire campagne à deux reprises sur ses propres deniers. En 2016, il a sorti de sa poche 600 millions de dollars, tandis qu’Hillary Clinton, financée par l’oligarchie, en a dépensé le double, un milliard deux cents millions. Sans sa fortune personnelle, qui déjà ne lui accordait que la moitié des fonds de sa rivale, M. Trump n’aurait rien pu faire. Et c’est d’avoir été sous-estimé par ses adversaires qui a permis son élection-surprise.
Même ainsi, mis à part le fait d’avoir restauré l’économie américaine, qu’a pu faire M. Trump contre l’Etat profond ? Le complexe militaro-industriel lui en veut d’avoir été le premier depuis Reagan à ne pas faire la guerre. L’idéologie fondatrice l’empêchait de faire comme M. Poutine dès son arrivée au pouvoir en Russie : reprendre aux oligarques le contrôle des médias. Pour le reste, a-t-il manqué de courage, de lucidité ? Il est très possible que le trumpisme ait été plus grand que Trump. En tout cas, il n’a pas rassuré l’Europe en laissant l’Otan s’empêtrer dans ses contradictions ; et plus généralement il a déçu tous les non-Américains, suivant sur ce point la politique constante de ses prédécesseurs.
Ensuite, la démocratie est-elle seulement souhaitable aujourd’hui ? Je ne parle pas bien sûr du déguisement démocratique qui passera comme toutes les modes, mais de la vraie démocratie. On prend pour modèle Athènes, mais c’était une cité-Etat, avec un petit nombre de citoyens, d’autant plus libres de débattre que la production reposait largement sur l’esclavage. Aujourd’hui, est-il raisonnable de confier nos sociétés complexes à une masse populaire hébétée par le bourrage de crâne scolaire et médiatique ? Il semble préférable de laisser les rênes à cette oligarchie que, par ailleurs, nous avons raison de critiquer, non pour renoncer à son principe, mais pour l’améliorer. La seule question est donc de savoir comment l’améliorer : c’était déjà le projet de Confucius. Ce peut être le nôtre, par le recours à des réformes institutionnelles majeures : en amont, soustraire le sommet du pouvoir aux intrigues, et en aval mettre l’élite dirigeante le plus possible au service du bien commun.
Yves-Marie Adeline, écrivain et fondateur de l’Alliance royale
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