Aylan Kurdi ou l’imposture du traitement compassionnel et médiatique

Il aura fallu une photo choc montrant la mort d’un jeune syrien pour que la machine médiatique s’emballe à nouveau. D’une image qui aura fait le tour de la toile et assuré la couverture de certains journaux, les chancelleries occidentales ont été sommées d’accueillir en Europe tous ceux qui quittent leur pays. Mais la précipitation n’est pas la réflexion et encore moins l’action au sens le plus noble du terme. Elle illustre le danger d’aborder les crises de manière intermittente sous le prisme d’opinions publiques volatiles, tout en oubliant la complexité du réel.

La mort d’Aylan Kurdi, c’est d’abord l’illustration de ce traitement médiatique et compassionnel qui a cours depuis mars 2011 sur la Syrie. Il interdit d’aborder sérieusement la situation au profit d’une surenchère qui évacue le long terme. S’il y a bien une crise, c’est bien celle de la perception des situations par les hommes politiques. Elle est foncièrement grave et démontre comment l’intellect peut être affecté par des représentations qui ne correspondent plus à la réalité de la rue arabe. Ou qui oublient l’ambiguïté de cette dernière, car la haine de l’Occident y a aussi cours.

À la suite des mouvements populaires arabes s’est forgée une image romantique où les insurgés tenaient la posture de Gavroche. La bien-pensance a cru que la Syrie s’inscrivait dans un élan commencé en Tunisie et poursuivi au Caire. Les gouvernants, notamment français, imaginaient qu’en se portant garant des révoltes, ils contribueraient à guider l’élan inéluctable des pays arabes vers la liberté. Le succès militaire – pas politique, comme on le voit aujourd’hui – de l’intervention française a renforcé cet état d’esprit.

Le hic est que la Syrie n’est pas l’Egypte et encore moins la Tunisie. Les systèmes politiques de ces deux derniers pays n’étaient pas de subtils équilibres où le déplacement d’une seule pièce entraîne fatalement une incertitude sur toute la gestion du pays. En Syrie, l’éviction de Bachar el-Assad n’est pas seulement le départ d’une équipe politique comme on le voit dans les alternances électorales occidentales. Ce serait plutôt l’éclatement d’un puzzle communautaire où les minorités ne peuvent être que les premières victimes. Les diplomaties occidentales, par un jeu faussement subtil de sous-traitance confiée aux monarchies pétrolières, ont fini par se retrouver aux côtés d’alliés peu recommandables. On a cru que l’avènement de la démocratie se ferait par une sorte de ruse de la raison. Si l’instauration de la démocratie à l’occidentale est la thèse, il faudrait donc passer par son antithèse que sont les mouvements djihadistes. On n’y comprend plus rien… Jusqu’au bout a été maintenue l’image d’une Syrie opprimée par un raïs en butte à des mouvements populaires. Le problème est que Bachar n’est pas tombé. La France s’est enfermée, en 2012, comme en 2013, dans l’illusion d’un effondrement imminent du régime damascène.

Le résultat est qu’il a fallu continuer à foncer la tête baissée en fermant les yeux sur une insurrection ouvertement islamiste. Les médias ont continué à entretenir cette vision romantique de 2011 qui ne correspond plus à la réalité. La conséquence tangible de cette illusion a été un pourrissement de la situation où la Syrie est de facto dépecée entre différentes zones, même s’il faut reconnaître que l’ensemble de la population préfère vivre dans cette Syrie « utile » contrôlée par le gouvernement syrien. En, continuant à affaiblir un pouvoir qui résiste, les diplomaties ont cette fois-ci laissé apparaître sur le sol syrien un nouvel acteur, Daech, dont les exactions ne laissent aucune illusion sur ce que serait une Syrie débarrassée de Bachar el-Assad.

La mort d’Aylan Kurdi, c’est la conséquence d’une fragilisation de la Syrie où les récentes tragédies maritimes ne sont que des suites logiques, et non des phénomènes autonomes. Il serait utile de le rappeler. Puisque les années qui finissent en 5 sont des années de crise ou de changement, il n’est pas inutile de se pencher sur le passé. Il y a 30 ans, au cours de l’été 1985, une vaste opération de charity business avait été lancée pour aider les éthiopiens victimes de la famine. Dans un élan lyrique, moyennant des concerts et un tube de l’été, on s’apitoyait contre une injustice. Pourtant, une ONG avait compris que la famine était aussi la conséquence d’un pouvoir éthiopien battant sérieusement de l’aile. L’élan compassionnel s’aveugle sur un phénomène en oubliant tragiquement ce qui en est à l’origine. En Éthiopie, ce fut un régime marxiste déliquescent arrivé au pouvoir dix ans plus tôt. Le prisme d’une émotion due à des images d’éthiopiens faméliques a fait oublier que la famine avait une raison politique.

On comprend que pour la Syrie il en aille de même. L’indignation due à une image évacue toute analyse sur un pays que l’on a continuellement fragilisé. La mort d’Aylan Kurdi n’est pas due au blocage des côtes européennes ou à l’intransigeance des polices maritimes, mais bien à ce trou noir que les chancelleries occidentales et proche-orientales ont créé en Syrie depuis 4 ans. Un trou noir pour lequel, par exemple, on ne se penche pas suffisamment sur le rôle de la Turquie.

Quant au traitement envisagé par l’Allemagne et la France, il prend le risque d’être proprement impolitique. L’accueil massif envisagé ne constitue nullement une solution au problème syrien. Il constitue un alibi à tout règlement sérieux et efficace de la crise qui impliquerait la Russie, l’Iran et le régime syrien. L’immigrationnisme n’est qu’un pansement compassionnel dans une crise qui mériterait un traitement politique. On ne peut que regretter que l’Eglise fasse de même, alors que les chrétiens d’Orient sont probablement ceux qui ont le plus de détermination à rester chez eux, en Syrie.

Pire : l’appel à l’accueil de syriens sur les territoires européens accrédite cette idée que la Syrie est perdue et qu’il faut la quitter. C’est une incitation au désespoir. Il encourage l’idée selon laquelle le déplacement des populations est inéluctable, le départ de la Syrie correspondant à une sorte d’exode rural en direction des villes européennes. Il substitue au concert des nations un vaste marché du travail où réfugiés et migrants deviennent des facteurs de production. Le geste d’Angela Merkel n’est pas seulement un élan de compassion dans une nation taraudée par le traumatisme du IIIe Reich : c’est un clin d’œil au patronat allemand dans un pays où la démographie est faible. C’est une offre généreuse de travailleurs qui n’a plus besoin de passer par une réforme supplémentaire du droit du travail, comme l’Allemagne en a connu. C’est une volonté d’encourager un afflux de jeunes dans un pays de vieux qui n’ont pas voulu faire d’enfants. À une autre époque, on aurait dénoncé ce marché aux esclaves procurée par une manne providentielle…

Involontairement, on peut se demander si les dirigeants européens ne se livrent pas, malgré eux, au cynisme scandaleux où les arrière-pensées ne sont pas absentes. Si l’on analyse la réaction allemande, la crise syrienne se noie –sans jeu de mots…– dans une opération de renflouage de certaines économies européennes. On croyait que la réduction à l’économie était une exagération marxiste : on s’aperçoit que ce schéma est aussi celui de sociétés occidentales décadentes avides de consommation. De sociétés qui vivent dans l’instant présent où l’image évacue la réflexion. L’immigrationnisme compassionnel contribue à cet affaissement des valeurs. Il offre un encouragement inédit au dépeçage d’une Syrie vidée de sa population.

J’ai honte pour cette farce où toutes les tares accumulées par nos sociétés au cours de ces quarante dernières années (communication, médiatisation, oligarchie et show-biz…) se sont manifestées dans un étonnant cocktail. Je ne suis sûr que d’une chose : dans six mois, le décès d’Aylan Kurdi sera oublié parce que d’autres sujets agiteront le landernau médiatique.

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8 Comments

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  • dissident , 10 septembre 2015 @ 1 h 14 min

    il n a manque que l incroyable Carrayrou pour venir nous assener “il y a un avant et un apres Ilyan” afin de nous sommer d accepter toute la misere du monde chez nous!
    tout etait ecrit dans le CAMP DES SAINTS que j ai lu en 1985

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