par Thomas La Roche*
L’entrepreneur est d’abord un créateur. Il créé quelque chose (un produit, un service nouveau ou meilleur ou moins cher) qui n’aurait pas existé sans lui. Son rôle spécifique est d’être en alerte pour voir ce que les autres n’ont pas vu, saisir les opportunités, répondre mieux aux besoins.
Mais il peut y avoir des « dégâts collatéraux ». Si ce qu’il a créé satisfait les utilisateurs et que la demande est importante, il court le « risque » de devenir riche. C’est assez mal vu de nos jours !
Il ne faut pas en effet que certains puissent devenir trop riches. Telle est la vulgate actuelle [1] !
Mais, que veut dire : être riche ? La notion de richesse est hautement subjective : il y a toujours quelqu’un qui est plus riche que nous et qui, selon nous, ne le « mérite » pas ! On a quelquefois l’impression que, de nos jours, l’envie, de péché capital qu’elle était, a été élevée (par la grâce de la culture égalitariste ambiante) au rang de vertu cardinale !
Est-il donc encore aujourd’hui acceptable de se poser les questions telles que : peut-il être légitime de devenir « riche », d’être très riche ? Et, en particulier : peut-il être légitime de devenir « riche », de faire fortune, grâce à son activité industrieuse ?
Hasardons-nous quand même à les poser.
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Il est nécessaire pour cela de revenir à quelques évidences fondamentales.
Ainsi, rappelons tout d’abord que la trame de l’activité économique est constituée des échanges réciproques de produits et services entre des personnes qui produisent des biens et services et ceux qui les utilisent, sachant que tout producteur est aussi par ailleurs consommateur de biens et services autres que ceux qu’il produit, et vice versa [2].
Rappelons aussi que la cause efficiente de l’activité économique, ce sont les êtres humains : personnes responsables, capables de décider, comparer, choisir, évaluer et assumer les conséquences de leurs actes dans les circonstances particulières où ils se trouvent.
Ceci admis, il convient alors d’analyser le processus de ces échanges où se rencontrent une personne qui offre à la vente le produit de son industrie et une autre qui désire l’acquérir.
Ainsi, si je suis vendeur du produit de mon activité productrice (bien ou service) :
– je fais bénéficier mon acheteur du fruit de mon travail (ce qui, en général, m’a demandé du temps et entraîné des dépenses) ;
– en contrepartie, je reçois une somme d’argent qui me permettra d’obtenir un certain nombre d’autres biens ou services.
Le producteur / vendeur « s’enrichit » par son activité économique s’il maximise l’écart entre le coût (temps passé, moyens utilisés…) et ce qu’il reçoit en échange, donc s’il maximise sa « marge ».
Si donc quelqu’un devient très riche par son activité de production et de vente de biens ou services, c’est donc parce qu’il a fait de « grosses » marges. S’il devient « trop » riche, c’est qu’il a fait de « trop » grosses marges. Cela veut dire qu’il a vendu « trop » cher par rapport aux coûts (de toutes natures – y compris le temps passé) qu’il a encourus [3].
Ainsi, par exemple, si quelqu’un produit un bien A qui lui coûte 50 euros l’unité et qu’il y a des acheteurs potentiels disposés à lui prendre sa production à 90 euros [4], il fait une marge unitaire (importante !) de 40 euros : il s’enrichit de 40 euros.
« Ce niveau de marge est trop important, diront certains ! Cela va créer des écarts de revenus trop importants. Plafonnons-le ».
Mais si le prix de vente est plafonné (par exemple à 60 euros – donc avec une marge de seulement 10 euros pour le producteur) l’acheteur du produit A, quant à lui, pourra :
– et bénéficier du bien qu’il aura acheté pour 60 euros,
– et, pour 30 euros (il était prêt à dépenser 90 euros pour ce bien), acheter d’autres biens.
Conclusion : si ce n’est pas le vendeur qui est « gagnant », c’est l’acheteur. Il y a donc toujours un bénéficiaire.
Plafonner la marge du producteur (ou le prix de vente), c’est en définitive transférer arbitrairement à l’acheteur une possibilité d’achat supplémentaire dont il bénéficiera sans l’avoir ni envisagé ni voulu dans le cadre de l’échange considéré. L’acheteur était prêt à sacrifier une certaine somme d’argent (et donc préférait ce bien à d’autres dans le cadre de cette transaction) ; il était satisfait dans les circonstances. Pour quelles raisons devrait-on lui accorder plus que ce qu’il juge nécessaire ? Plafonner le prix de vente ou la marge, c’est donc lui accorder arbitrairement un avantage indu, aux dépens du vendeur.
Le risque du plafonnement (du prix ou de la marge), bien sûr, est que le producteur /vendeur juge alors qu’il a mieux a à faire que produire ce bien ou ce service (il peut même préférer ne rien faire et « aller à la pêche »…). Alors, il n’y a pas de production ni d’échange. Nous y revenons plus loin.
Plafonner les revenus plutôt que bloquer les prix ou les marges
On nous fera remarquer que ce que nous avons démontré – ou essayé de démontrer – c’est que le blocage des marges (ou des prix) revient en définitive à priver le vendeur d’un profit légitime pour le transférer indûment à l’acheteur. Le cas serait différent, nous dira-t-on, si c’est le revenu global du vendeur que l’on plafonne en prélevant (impôts ou toute autre modalité de prélèvements obligatoires) les revenus qui dépassent un niveau considéré comme « normal » (moral). Auquel cas, ce n’est plus l’acheteur qui bénéficie d’un profit indu sur les produits achetés. Ledit profit peut être utilisé ailleurs.
“Faire fortune par son activité économique n’est pas moralement condamnable en soi. Les très grands écarts de revenu et de richesse ne sont pas nécessairement injustes.”
Ainsi, on peut imaginer de plafonner les revenus au-dessus d’un seuil considéré comme moralement acceptable, au moyen de taux d’impôts. : 50 %, 75 % – c’est la tendance actuelle ! –, 80 %, 90% (ou même plus). C’est la philosophie qui, notamment, prévalait en Grande Bretagne à l’époque du gouvernement Wilson, dans les années1960 (l’autre « modèle anglo-saxon ») [5].
À supposer que l’argent ainsi prélevé soit redistribué en totalité [6] à d’autres (de telle sorte que ceux-ci puissent s’acheter des biens qu’ils ne se seraient pas offerts sans cela dans les circonstances), de quel droit cet argent (cette possibilité d’achat supplémentaire) leur serait-il transféré ?
Peut-on réellement justifier ce transfert de pouvoir d’achat ainsi obtenu ? Il nous semble au contraire qu’on ajouterait une injustice (l’argent non mérité) à une autre (la privation du droit légitime qu’ont ceux qui l’ont gagné).
L’objection, donc, ne nous semble pas pouvoir être retenue.
Nous ne discutons pas ici la question de savoir si, dans certains cas ou certaines situations (financement des fonctions régaliennes de l’État, bien sûr, mais aussi besoins de la solidarité nationale jugés nécessaires), il peut être légitime que les « riches » et particulièrement les « très » riches contribuent substantiellement plus que les « moins » riches [7]. Mais si on admet notre point de vue, leur contribution plus forte ne peut être justifiée dans son principe par le fait qu’ils seraient « trop » riches. Il faut changer de paradigme.
Les conséquences sur le « bien commun »
Dans le raisonnement ci-dessus, nous n’avons pas abordé la question de savoir si un plafonnement par principe des revenus et patrimoines peut avoir des effets négatifs sur le plan économique et donc sur le bien commun (dans ses aspects matériels). En effet, même si tel était le cas, ce ne serait pas un argument suffisant : s’il n’est pas légitime (moral, donc) de pouvoir faire fortune dans le domaine économique (même si cela devait favoriser l’activité économique au profit du plus grand nombre par l’augmentation de la masse globale de biens disponibles – et faciliter ainsi la lutte contre la pauvreté), la fin ne justifie pas nécessairement les moyens.
Si cependant, comme nous avons essayé de le démontrer, il n’est pas immoral de faire fortune dans le domaine économique (sous réserve, bien sûr que l’objet de l’activité économique soit licite et que les moyens employés le soient aussi [8]), alors l’argument utilitariste ou d’efficacité peut être avancé. En effet, plafonner les revenus sans autre raison qu’ils sont « trop » élevés revient en définitive à pénaliser la réussite de ceux qui ont été entreprenants, ont fait des efforts particuliers, ont fait preuve de goût du risque, d’imagination, de créativité, ont épargné [9]. On connait la fameuse « courbe de Laffer » [10].
La vie économique est faite de multiples initiatives et inventions. Bloquer la réussite des plus actifs revient à priver ceux-ci de la contrepartie légitime de leurs efforts et de leur créativité. Les personnes ne sont plus motivées pour travailler, créer, épargner, investir : ce qu’elles devraient légitimement recevoir est capté indûment par d’autres.
Nous l’avons dit : que les « riches » (c’est-à-dire tous ceux qui ont du superflu) et notamment les « très » riches contribuent plus que les autres à la solidarité nationale et aux charges communes nous semble normal (sans parler des devoirs de charité qu’implique la richesse pour celui qui en est pourvu !). Mais si on plafonne par principe les revenus et les patrimoines, si on confisque aux plus entreprenants le fruit de leurs efforts pour le transférer indûment à d’autres, qu’on ne s’étonne pas, alors, que trop peu de personnes aient un esprit créatif et entreprenant, que l’emploi stagne et même se réduise et que l’activité économique se sclérose (et donc que la pauvreté augmente).
C’est ce qu’on a appelé le risque « d’émigration psychologique » [11].
Si tous les entrepreneurs qui ont créé des produits et services nouveaux – les Peugeot, Michelin, Dassault, Bich (pointes BIC), pour ne citer que quelques-uns en France –, amélioré les produits existants, réduit les coûts de production pour banaliser tant de biens et services, etc. n’avaient pas eu le droit de faire fortune, quel serait le niveau de vie actuel de nos populations des pays développés ? Et même les couches les plus humbles de la société bénéficieraient-elles de tous les biens et services dont elles bénéficient aujourd’hui ? Peut-on s’imaginer pouvoir réduire toujours plus la pauvreté dans nos sociétés et dans le monde en créant un environnement culturel et institutionnel qui dissuade les personnes impliquées dans l’activité économique de faire des efforts, de faire preuve d’imagination et d’audace et, en conséquence, de créer ou recréer des emplois ?
Conclusion
On nous dira : « Vous voyez la richesse avec des “ lunettes roses”. Combien de “très riches” méritent vraiment leur richesse ? » Nous avons parfaitement conscience que l’homme est bien moins que parfait [12] et que la volonté de s’enrichir peut conduire à toutes les turpitudes. Nous sommes d’accord qu’il y a probablement de nombreux riches et « très » riches qui ne le sont pas devenus par des moyens toujours honnêtes et qui ne méritent ni les revenus élevés ni le patrimoine dont ils bénéficient. Qu’on critique ces gens, que même on confisque les biens mal acquis, cela est justice.
Mais cela ne remet pas en question le principe que nous avons essayé de démontrer : faire fortune par son activité économique n’est pas moralement condamnable en soi. Les très grands écarts de revenu et de richesse ne sont pas nécessairement injustes. Si on refuse par principe que certains puissent s’enrichir – et même, dans certaines circonstances, s’enrichir beaucoup –, que devient alors la notion de justice ?
Qui plus est, cela revient à bannir la vocation d’entrepreneur. Il ne peut en résulter qu’un appauvrissement général dont souffriront en particulier les plus faibles. Étrange vision du bien commun !
*Thomas Laroche est expert-comptable, commissaire aux comptes et ancien associé dans un cabinet d’audit international.
[1] Noter que c’est un refrain qui revient régulièrement. Ainsi, pendant la Révolution française, le Club des Girondins de Bordeaux « soutenait publiquement que (…), pour cela seul qu’on était riche, on était criminel. Que, s’il n’y avait rien à imputer à un homme riche, il fallait lui forger des crimes.» (Cité par Xavier Martin dans son ouvrage : « La France Abimée – Essai historique sur un sentiment révolutionnaire » – page 214)
[2] Dans le cadre de la réflexion qui nous intéresse présentement, nous nous situons dans le cadre de l’activité économique ainsi définie. Loin de nous, cependant, la pensée de réduire la personne humaine à sa seule dimension d’ « homo œconomicus ». Le « do ut des » (« je te donne quelque chose pour que tu me donnes autre chose en échange ») n’est qu’une des facettes de l’activité humaine, importante, certes, mais pas la seule et pas la plus fondamentale.
[3] Il peut devenir riche soit en vendant peu de biens et services mais avec une marge très forte, soit beaucoup de biens et services de faible valeur avec une marge relativement faible. Dans ce dernier cas, c’est le cumul de ces « petites » marges qui lui permettra de devenir « riche » (exemple : vente de stylos à bille). Cependant, si ces marges étaient encore plus petites et donc le produit vendu encore moins cher, il ne pourrait pas faire fortune. Donc la question reste bien une question de marge et de prix de vente.
[4] Ceux-ci, en effet, jugent que, même à ce prix, cela serait une bonne affaire pour eux : ils considèrent que, dans les circonstances présentes, c’est le meilleur usage qu’ils pourraient faire de leurs 90 euros.
[5] Notons en passant que, notamment en Angleterre à cette même époque, les gouvernements socialistes avaient hypocritement laissé des portes ouvertes : quelques « niches fiscales » permettant d’amoindrir le caractère confiscatoire des taux d’impôt.
[6] Donc que les « pertes au feu » (coûts exagérés, avantages aux amis, arrosages électoraux…) d’un tel système ne soient pas significatives.
[7] De nos jours, on pourrait ainsi probablement admettre que le surendettement gigantesque des Etats, même s’il provient de l’impéritie des gouvernements, a créé une situation de crise telle qu’un effort particulier puisse être demandé aux contribuables et particulièrement aux « plus riches ».
[8] Objet licite : rendre des services ou vendre des produits qui ne sont pas eux-mêmes immoraux (exemple caricatural d’activité économique contestable : le souteneur qui fait fortune « avec les dames du trottoir »). Les moyens : ceux qui, par exemple traitent leurs employés comme de vulgaires machines…
[9] C’est-à-dire : se sont privés de satisfactions immédiates parce qu’ils se projettent dans le futur.
[10] Arthur Laffer, économiste américain, né en 1940. Il a théorisé l’idée que, si les prélèvements obligatoires sont déjà élevés et s’accroissent encore, une augmentation du taux de prélèvements entraîne une diminution des ressources prélevées parce que les agents économiques surtaxés sont incités à moins produire (cela ne vaut pas la peine de faire des efforts supplémentaires puisque les prélèvements obligatoires sont trop importants). Un homme politique « de gauche » s’en était ému : « La somme des impôts et des charges sociales (ce qu’on appelle les “prélèvements obligatoires”) atteint un tel niveau que l’envie et le moyen d’entreprendre disparaissent. »
(François Mitterrand – « Lettre à tous les Français », 8 avril 1988). Cela n’est pas une découverte récente : « Si on augmente graduellement un impôt depuis 0 jusqu’au chiffre qui équivaut à une prohibition, son produit commence par être nul, puis croît insensiblement, atteint un maximum, décroît ensuite progressivement puis devient nul ». (Arsène-Jule Emile Dupuit – 1804-1866 , ingénieur polytechnicien).
[11] Formule utilisée par le pape Jean-Paul II (Sollicitudo Rei Socialis, para 15).
[12] Marqué par le péché originel, diraient les catholiques.
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