En exclusivité, Nouvelles de France publie les bonnes feuilles du nouveau livre d’Yves-Marie Adeline, La droite impossible (éditions de Chiré). À lire de toute urgence alors que la gauche détient presque tous les pouvoirs politiques et métapolitiques, ne serait-ce que pour envisager et travailler à leur reconquête.
(…) qu’est-ce qu’un homme de droite, ou ce qui en tient lieu, en 1789, à la convocation des États généraux ? Un sujet de Louis XVI. Il est encore trop tôt pour qu’il se dise royaliste, mais enfin c’en est un, naturellement. Dans quelques jours cependant, il sera déjà « d’extrême-droite », pour peu qu’il refuse le premier bouleversement imposé par la gauche : un serment au Jeu de Paume, et la constitution d’une assemblée nationale se substituant aux réunions par ordres – clergé, noblesse et tiers-état. Etre de droite ne commence donc que le jour où, ayant accepté, ou au moins subi passivement cette initiative de la gauche – donc acceptant d’entrer dans le mécanisme de la gauche – on se range, résolument tout de même, à la droite du Roi. Mais pour combien de temps ? Déjà la droite se subdivise entre les partisans d’une monarchie à l’anglaise et ceux qui souhaitent préserver les pouvoirs de la Couronne. À leur tour, les premiers sont d’extrême-droite : on a déjà oublié la période d’avant la Constituante, il n’est déjà plus permis d’y penser. Mirabeau, animateur du Serment du Jeu de Paume, donc de gauche, en tient pour une monarchie constitutionnelle : le temps n’est pas loin où cette idée-là passera de la gauche à la droite, puis à l’extrémité de la droite, puis au néant. « Tenir le pas gagné », dira Rimbaud : un phénomène de cliquet permet de passer d’un cran à un autre, selon un processus non-rétrogradable. Un jour, l’homme de droite, quand il sera de nouveau autorisé à l’être, après que la Révolution ait été réputée « finie », ne sera plus désigné que sous l’étiquette de « conservateur ». Mais pour conserver quoi ? Légitimiste sous Louis-Philippe, il sera royaliste au début de la IIIe République, puis républicain de droite. Hostile à l’avortement avant Giscard, partisan de la peine de mort avant Mitterrand, l’abrogation de l’un et le rétablissement de l’autre lui apparaissent aujourd’hui impensables, ou même indésirables : le cliquet est déjà fixé trop loin, il s’agit désormais du mariage des homosexuels, de leur possibilité d’adopter des enfants, de la légalisation de l’euthanasie, du droit de vote pour les immigrés, etc. La gauche poursuit sa révolution, la droite la subit, tout simplement parce que notre système politique a été imaginé par la gauche. La droite, volontiers appelée au pouvoir par le peuple, parce qu’elle ne manque pas de qualités de gouvernement, n’y sera jamais que locataire : le propriétaire est naturellement la gauche.
Imaginons que se rencontreraient aujourd’hui Danton et un homme de gauche. Quelle émotion ! Ils ont tant de choses la droite impossible à se dire, tant d’idées à comparer, et la comparaison est d’autant plus facile qu’elles s’enracinent toutes dans un terreau philosophique commun : une même méfiance à l’égard du pouvoir en soi, jugé aliénant pour l’individu, un même refus de toute valeur transcendante. Pour son interlocuteur, Danton est l’un de ces « Grands Ancêtres » que la République honore, et rassemble même par-delà la mort. Ainsi le nom de Robespierre est-il gravé sur le même marbre, tant il est vrai qu’aujourd’hui où les dissensions se sont éteintes, leurs fils spirituels retiennent ce qui les unissait, et oublient naturellement ce qui les séparait.
En revanche, la rencontre serait insolite entre l’homme de droite d’hier et celui d’aujourd’hui. Non pas que le deuxième soit devenu révolutionnaire : il ne l’a jamais été, il déteste les convulsions, il méprise l’arrogance et la bêtise des foules fanatisées autant que ses prédécesseurs. Mais il fête le 14 Juillet avec ferveur, car c’est la fête nationale, la célébration de la patrie. Pour son interlocuteur, cette gaîté est du plus mauvais goût : le 14 juillet 1789 fut une journée de sang, la première où l’on commença à découper des têtes – avec un couteau de boucher – et à les planter sur des piques. Assurément, l’homme de droite est gêné par cette évocation, parce que, contrairement à l’homme de gauche, il réprouve la violence sauvage, aussi bien celle de la Saint-Barthélémy – qu’il regarde comme un débordement condamnable – que celle des « enragés » de la Bastille.
“Le fanatisme de la gauche est consubstantiel à son idéologie.”
C’est qu’en fait, l’intolérance n’a pas la même origine selon qu’elle vient de droite ou de gauche, même si une erreur coutumière veut qu’elles soient rangées dans un même sac d’opprobre. La gauche en effet rappelle volontiers les excès criminels parfois commis par la droite pour des raisons religieuses. Certes, il n’est pas question d’en nier l’immoralité. Pourtant, ce fanatisme-là s’appuie sur une fidélité mal comprise envers un dieu extérieur, quelqu’un ou quelque chose de supérieur à soi-même, de sorte que cette extériorité permanente, cette distance considérable entre lui-même et le sujet ou l’objet de son fanatisme fait office de chambre de décompression, permettant toujours à sa fièvre criminelle de retomber. Mais dès lors que l’idéologie de gauche supprime cette transcendance et fait de nous-mêmes notre propre dieu, au nom de la liberté de redéfinir ce qui est bien et ce qui est mal, tout ce qui menace ou contribue à menacer cette liberté fondatrice doit être impitoyablement extirpé. En cela, on observe que le fanatisme de la droite est occasionnel, circonstanciel : encore une fois, pour l’homme de droite, la Saint-Barthélémy est un excès regrettable, et il n’en éprouve aucune fierté, même s’il reste franchement du parti catholique. Tandis que le fanatisme de la gauche, fut-il moins visible quand rien ne menace sa domination, comme c’est le cas aujourd’hui, est consubstantiel à son idéologie, en raison de la nature même de cette idéologie, qui tend à s’ériger en une religion laïque dont l’individu est l’idole.
C’est pourquoi, pour l’homme de gauche, le sang qui coule à la Bastille ou ailleurs est un mal nécessaire, en vertu du principe selon lequel on ne fait pas une bonne omelette sans devoir casser des œufs. Plus encore, dans sa « mystique » révolutionnaire, il y a quelque chose de sacrificiel, au sens païen du terme, dans le sang ennemi qu’il répand, un « sang impur » qui doit être versé pour régénérer le monde.
Yves-Marie Adeline est né le 24 mars 1960 à Poitiers.Docteur de l’Université de Paris 1, il a enseigné l’esthétique musicale à l’université de Poitiers, de 1986 à 1989. Il fut aussi directeur de cabinet de Jean Arthuis, qu’il quitta avant que ce dernier n’entre au gouvernement Juppé : à cette occasion, il écrivit La droite piégée (1996).
Il préconise, en 2001, un engagement des royalistes sur la scène électorale comme moyen de faire ressurgir la question des institutions dans le débat politique contemporain en créant l’Alliance Royale, dont il fut président et candidat jusqu’à 2008. Depuis, il se consacre uniquement à l’écriture et à l’enseignement.
Il a collaboré à différents périodiques, en particulier Le légitimiste, Royal-Hebdo et Lecture et Tradition.
Auteur de plusieurs ouvrages de philosophie politique et d’histoire de la pensée, il a également publié quelques recueils de poésie et une pièce de théâtre.
C’est alors que l’homme de droite découvrira dans une encyclopédie quelconque qu’en réalité, le 14 juillet qu’il célèbre est celui de 1790, Fête de la Fédération. Mais rien n’est moins certain que la gauche y pense ce jour-là. Et d’ailleurs, pour l’homme de droite d’il y a deux siècles, cette journée de la Fédération, quoique pacifique, n’a rien non plus de réjouissant. D’abord, elle fêtait le 14 juillet précédent, celui de 1789… Ensuite, il se souvient de cette mascarade, de cette messe probablement invalide où le célébrant était l’évêque Talleyrand, futur défroqué, disant à ses proches : « Surtout, ne me faites pas rire ! »
L’homme de droite aujourd’hui chante à tue-tête la Marseillaise, l’hymne sacré de la Patrie française. On imagine la stupeur de son interlocuteur. Le « sang impur » dont on a « abreuvé les sillons » est le sien. Et voici que son fils spirituel en redemande ! Il peut rappeler posément que ce chant de la Révolution a toujours été entendu, dans toute l’Europe, puis dans le monde entier, comme un symbole non pas de la France elle-même, mais de ses idées révolutionnaires, avant d’être supplanté tardivement par l’Internationale. Durant les premiers jours de la Révolution russe de 1917, l’authentique révolution, celle de mars (1), l’air était rempli de Marseillaises, pas encore d’Internationales.
Enfin, l’homme de droite d’aujourd’hui baise pieusement les plis du drapeau tricolore, « qui s’est couvert de gloire sur les champs de bataille » de nos guerres franco-allemandes, mondiales et coloniales. Parce que la vie après la mort est un apaisement, son visiteur, l’homme de droite d’hier, répond sans élever la voix que pour la gauche, et pour la République française, le drapeau tricolore signifie autre chose. S’il avait fallu choisir un symbole de gloire purement militaire et nationale, les lys sur champ d’azur eussent amplement répondu à cette attente. Mais les Trois Couleurs ont un sens politique précis : elles sont d’abord cette cocarde que les Sans-Culottes enfoncèrent dans la coiffure de Louis XVI. Elles pavoisaient autour de l’échafaud quand le Roi fut guillotiné. Ces couleurs vinrent chercher leurs premières gloires militaires en Vendée, et en ce temps-là, lui, l’homme de droite, les regardaient comme ennemies, symbole de la Terreur dans toute la France, et dans le contexte du génocide vendéen, symbole de l’épouvante. Puis ce drapeau franchit les frontières : de l’Espagne à la Russie, il se fixa sur les frontons des églises transformées en écuries ; en Europe il répandit la révolution, quitte à épuiser toute la puissance française et tomber en loques à Waterloo. N’est-il pas d’autres drapeaux, exécrés aujourd’hui par l’homme de droite, qui se couvrirent d’une même gloire comme d’une même honte ? Le drapeau rouge des Russes n’a-t-il pas triomphé héroïquement à Stalingrad, puis flotté durant un demi-siècle à Berlin ? N’a-t-il pas conquis la moitié du Continent ? La Croix Gammée n’a-t-elle pas claqué aux vents du Cercle polaire jusqu’aux îles grecques ? En outre, quelles sont toutes ces guerres dont le drapeau tricolore est revenu vainqueur ? Je ne dis pas glorieux, mais vainqueur ? Celle de Crimée, celle de la Péninsule italienne au moment de son unification, et celle de 14. A tout prendre, les lys d’or ont ramené plus de gloire militaire que les Trois Couleurs n’en auront jamais.
Pourtant, de ces trois fourvoiements : fête nationale, Marseillaise et drapeau, l’homme de droite aujourd’hui ne peut pas même imaginer qu’il soit possible de s’en dégager. Il étonnera de nouveau son prédécesseur en lui exposant qu’il existe un sens de l’histoire contre lequel on ne peut rien. Voilà encore une idée de gauche, tant il est vrai que ce sens unique de l’histoire, c’est la gauche qui l’a emprunté, puis imposé à la droite : encore le fameux procédé du cliquet. Mais l’homme de droite d’aujourd’hui a un frère, un cousin – voire une cousine désormais : émancipation oblige – à Saint-Cyr. S’il est cultivé, il répondra à son prédécesseur une naïveté du même genre que pour le 14 juillet : les Trois Couleurs étaient les couleurs des livrées royales. Autrement dit, les Sans-Culottes étaient des royalistes qui s’ignoraient, de même que les Socialistes brandissent un drapeau rouge destiné sans doute à reproduire l’oriflamme de Saint-Denis… (…)
(1) On sait en effet qu’il n’y a pas eu à proprement parler de « révolution » d’octobre – l’expression a été forgée par la propagande communiste – mais un coup d’État.
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