« Le Sénat et le Peuple Français » : vaste programme aurait dit celui à qui le Sénat coûta la Présidence de la République en 1969 !
Le désamour entre les Français et l’institution sénatoriale n’est plus à prouver. Ainsi, il est très probable que nos compatriotes se sentiront davantage concernés à la rentrée par les élections des délégués de classe de leur chère progéniture que par le renouvellement de la moitié de la Haute Assemblée. Pourquoi s’interroger en effet sur le nom du futur patron du Plateau lorsque nul ne connaît jusqu’au nom de l’actuel ? D’où l’idée que cette élection ne concerne que les intéressés, n’intéresse que le petit monde des élus… une caste refermée sur elle-même, des élus qui se suffisent à eux-mêmes… la recette d’une dé-légitimation parfaite d’une institution.
Il faut bien dire que tout ou presque a été fait pour entretenir ce climat de défiance : « Assemblée de blocage », « anomalie parmi les démocraties » (1), « Chambre anti-démocratique », « cénacle anachronique et fantomatique », conglomérat de retraités absentéistes et privilégiés… sur tous les tons et dans toutes les gammes, les attaques ne manquent pas contre l’institution hôte du Palais du Luxembourg.
Pour autant, au-delà du phénomène de mode entretenu par une poignée de partisans d’une VIe République, la Haute Assemblée est un dispositif essentiel de nos institutions. Certes, ce dispositif est aujourd’hui en panne et rien ne semble fait pour lui rendre son rôle véritable au sein du processus législatif, son rôle d’équilibre des pouvoirs dans notre pays.
Le monocamérisme, le règne d’une seule assemblée, qui peut paraître séduisant dans la bouche des promoteurs d’une république nouvelle, est, en réalité, un système minoritaire dans le monde, un système qui – Scandinavie mise à part – est loin d’être gage de démocratie : Chine, Cuba, Corée du Nord, Koweït, Arabie Saoudite, Iran… Historiquement, la France n’a, quant à elle, connu qu’une seule période monocamériste : celle de La Terreur. Le règne d’une seule assemblée, c’est le règne des hommes d’assemblée, ceux de leurs travers sans entraves. C’est aussi le risque du triomphe de la démagogie, de l’immédiateté, des passions et des emportements. Lorsque rien ne vient tempérer le temps législatif, lorsque rien ne vient équilibrer les pouvoirs, lorsque la réflexion se trouve prise en otage par les revendications électorales, alors c’est le travail législatif qui pâtit.
C’est pour cela que l’évolution constitutionnelle française a toujours maintenu, avec plus ou moins de pouvoirs, une Haute Assemblée. La volonté de réforme du Sénat du Général de Gaulle ne doit en aucun cas témoigner d’un souhait de supprimer cette seconde chambre mais, au contraire, de lui rendre une légitimité par une revalorisation de son rôle et de sa représentativité.
Le travail législatif a besoin de deux assemblées, mais de deux assemblées distinctes. Et c’est là que le bât blesse. Le Sénat souffre de ne pas avoir su se réformer, d’avoir accentué son illégitimité par une pratique politique de plus en plus contestable. En effet, le rôle, les attributions et, plus encore, les spécificités de chaque assemblée manquent d’une définition claire. Or le Sénat ne peut qu’être illégitime s’il demeure une Assemblée Nationale « autrement », c’est-à-dire une assemblée à la légitimité démocratique amoindrie, car plus éloignée des suffrages du peuple que la représentation nationale, mais appelée à faire « le même travail que l’Assemblée Nationale ».
Pour le Sénat, il faudra se réformer ou disparaître. Se réformer cela veut dire renouer avec sa mission d’expert législatif et de sage. Ce rôle est d’autant plus important que les temps moderne exigent, plus que jamais sans doute, une meilleure compréhension des textes proposés, des enjeux techniques qui les sous-tendent, de leur capacité à s’incorporer à la législation pré-existante.
Cela exige sans doute de réformer la base électorale du Sénat en ajoutant à la représentation des territoires la représentation d’autres réalités : économiques, sociales, techniques… Ce débat n’est pas nouveaux puisqu’il était posé dès 1969 avec l’idée d’incorporer le Conseil Economique et Social à la Haute Assemblée, afin d’y garantir la représentation des forces économiques. Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? La multiplication des « Conseils Supérieurs », des « Hautes Autorités » et des « Autorités Indépendantes » n’est pas une solution et témoigne d’une difficulté réelle à trouver une juste place à nombre de domaines techniques…
Mais refonder la Haute Assemblée, cela suppose aussi de réformer le fonctionnement institutionnel de l’activité sénatoriale : ici, plus que partout ailleurs, le travail en commission doit être le quotidien, le droit d’amendement et l’expertise législatives les armes. Sans doute de tels outils existent-ils déjà, mais ils sont sans cesse menacés par les procédures d’urgence, le partage de l’ordre du jour ou encore la navette parlementaire. Or ils doivent devenir l’essentiel de l’activité de la Haute Assemblée. Cela pose la question de savoir si le Sénat a vocation à voter les Lois en séance plénière – des séances de décorum, où l’essentiel est déjà réglé et où la quête de majorité tend à dénaturer le travail au fond. Aujourd’hui, la Constitution donne au Sénat la mission de consentir à la Loi, et permet de passer outre ce consentement. Ce rôle est un leurre car, ici, soutenir s’est être inutile, s’opposer s’est être inaudible. En revanche, on pourrait ne permettre à la représentation nationale de ne pouvoir voter une Loi qu’à la lumière d’un rapport d’analyse sénatorial, ne pouvoir discuter de celle-ci qu’au regard des amendements et modifications décidés par des sages connus et reconnus pour leur compétences dans le domaine sur lequel ils sont appelés à se prononcer.
Enfin, et peut-être surtout, la pratique politique doit être modifiée. C’est elle qui a fait beaucoup de mal au Sénat depuis plusieurs décennies, prenant une pente qui sera, à moyen terme, fatale à la Haute Assemblée. Lutte entre RPR et UDF, assemblée de la résistance des droites face à François Mitterrand, symbole de l’ascension de la Gauche en 2011… volonté de revanche de l’opposition en 2014 ? L’utilisation du Sénat comme outil partisan dans la lutte entre opposition et majorité, entre gauche et droite, pousse à une dénaturation du rôle de cette institution. Elle contribue en même temps à en modifier le positionnement, à y modifier le temps et le travail… à vouloir faire comme l’Assemblée Nationale. C’est, au contraire, en faisant preuve d’une plus grande indépendance d’esprit, en structurant son engagement sur d’autres enjeux et en adoptant un temps, qui est celui du besoin législatif et non celui de l’actualité, que le Sénat renouera avec lui-même.
Le 28 septembre prochain, les élections sénatoriales devraient refléter ce goût de l’indépendance, ce refus du diktat des partis, cette préoccupations de restaurer la mission du Sénat et, avec elle, la crédibilité de l’institution. L’élection du Président de la Haute Assemblée relève du même ressort : élire le « candidat du Président de la République » ou le « chef de l’opposition », c’est enfermer le Sénat dans le jeu des partis, un jeu qu’aiment les hommes politiques mais qui fait tant de mal à la République.
1. Lionel Jospin, Le Monde, 21 avril 1998.
> Gaël Nofri est Président du Temps de la France et conseiller municipal de la Ville de Nice.
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