Lettres à Bécassine

« Tu ne m’en voudras pas de ce prénom, Bécassine. Ton véritable patronyme a beaucoup changé, mais tu es restée la même, à peu près, depuis un demi-siècle.

« Quand j’étais petit et que je lisais “La Semaine de Suzette” (comme le temps passe), j’adorais Bécassine, personnification de la brave idiote, de la gourde aux bons sentiments, de la naïve au cœur d’or… Bref, chère Bécassine, une incarnation de l’étourderie de bonne foi, cette foi qui soulève les montagnes et rassemble les manifestants.

« L’autre jour, tu étais à Lyon, Paris, Marseille, Rennes ou Bordeaux, contre le « F Haine », éternelle et omniprésente Bécassine. Oh ! vous n’étiez pas bien nombreux, mais tu étais là, avec tes copines et tes copains.

« Il y a exactement quarante-six ans, tu étais là aussi. Tu avais le même âge, dix-sept ans. Le temps n’a pas de prise sur ta jolie frimousse et tes courtes idées. Tu criais « CRS SS » avec Cohn-Bendit. À l’époque, dans le feu de l’action, tu as écarté les cuisses au nom de la libération des femmes et de la liberté. Plus tard, tu t’en serais repentie, si les Dieux ne t’avaient doté de l’éternelle jeunesse. 

« Tu avais toujours dix-sept ans, chaque fois qu’il a fallu défiler. En 1981, c’était à propos de l’attentat de la rue Copernic. Tu étais contre l’antisémitisme. C’est très bien, d’être contre l’antisémitisme. Je t’ai envoyé à l’époque une petite lettre, te faisant remarquer que la droite n’y était pour rien. Les antisémites n’étaient pas ceux que tu croyais. Tu ne m’as pas répondu.

« Tu as défilé, inlassablement. Il y a tant de motifs. Les « dérapages » de Jean-Marie Le Pen, la loi Fillon, les expulsions de sans-papiers, les skinheads de Carpentras… pour Leonarda, contre le CPE, pour le mariage homosexuel, contre les « discriminations du genre »…

« Je m’y perds, j’ai l’excuse de l’âge. Soixante-dix et des mèches. Toi, tu as toujours dix-sept ans. Parfois, j’ai essayé de te rencontrer, au milieu de la foule : ton enthousiasme juvénile, la conviction avec laquelle tu m’aurais fait part de tes valeurs, m’auraient sans doute convaincu. Hélas, vous aviez toutes le visage de Bécassine.

« Je t’ai de nouveau écrit. C’était, je me souviens, à l’occasion de la manif’ contre la réforme des retraites, en octobre 2010. Là, c’était impressionnant. Les lycées bloqués, des milliers lycéens dans la rue. Un garçon avait été grièvement blessé à Montreuil.

« J’étais stupéfait, et je te l’ai dit. Voir des garçons et des filles de quinze à vingt ans embrigadés aux côtés de ceux qui depuis trente ans leur volaient leur avenir pour accroître leurs privilèges montrait à quel point on était arrivé à vous décerveler.

« J’ai retrouvé ma lettre,, dans un tas de vieux papiers ; une lettre toute gentille. Tu aurais pu être ma fille.

« Chère Bécassine,
Tu es en grève, comme tes camarades d’établissement. Sans doute vas-tu, de temps en temps, défiler, porter des banderoles, crier des slogans. C’est tellement ludique.
Mais comme tu es une jeune fille réfléchie, tu ne te contentes pas de t’amuser. Tu veux comprendre pourquoi tu participes à ce carnaval… Je veux dire à ce mouvement. Tu poses des questions avisées. On te donne des réponses, qui semblent raisonnables.
Tu es élève en terminale L. Tu t’exerces à la philosophie. L’un des premiers enseignements de la philosophie, c’est de ne pas se fier, comme les prisonniers de la caverne, à l’apparence des choses.
Quand tu défiles, la foule semble innombrable. Quelle impression de force irrésistible dans toutes ces personnes marchant ensemble ! N’oublie pas, néanmoins, qu’elles se chiffrent par centaines de milliers, tout au plus. Un pays comme la France compte des dizaines de millions de citoyens. Ce n’est pas le même ordre de grandeur.
Mais qui est dans la rue ? Je vais essayer, de mon point de vue, de te le dire.
Il y a les fonctionnaires et assimilés, bénéficiaires de l’emploi à vie ; ensuite, les improductifs, qui sont dans la rue parce qu’ils croient, à tort, n’avoir rien à perdre ; en troisième lieu, les niais – pardonne-moi si tu te sens visée -, qui ont bon cœur et sont sensibles aux concepts creux de justice sociale, pauvreté, exclusion, mais niais, parce qu’ils soutiennent « ceux qui sont la cause des effets qu’ils déplorent », la caste des privilégiés. 
Il y a les agités, qui cherchent la convivialité et le plaisir de se retrouver ensemble. 
Il y a les malins, ceux qui voient dans tout mouvement de masse une opportunité pour jouer des coudes. Ceux-là, si l’ambition et la chance les accompagnent, on les retrouvera plus tard aux bonnes places. Tu les reconnaîtras : ceux qu’on voyait à la télé, qui tiennent les mégaphones, et qui s’exercent à l’un des plus vieux métiers du monde : gardien de moutons. 
Il y a enfin les casseurs, peut-être les seuls à savoir vraiment ce qu’ils veulent, et agissent en conséquence. »

« On est en 2014, et tu as toujours dix-sept ans. L’autre jour, donc, tu as marché contre le retour du fascisme. Des groupes de jeunes vous auraient importunés, des noirs et des maghrébins. Tu t’es plainte que les forces de l’ordre, tant insultées autrefois, n’aient pas bougé.

« Chère Bécassine,
Tu m’étonnes. J’ai peine à te croire. Tu devrais savoir qu’il n’y a aucune violence chez les immigrés, sauf celle, légitime, que provoque leur ostracisation, leurs difficultés pour trouver un emploi, leur enfermement dans des ghettos, leur pauvreté, tous ces maux dont sont responsables les Français inhospitaliers et racistes.
Es-tu bien certaine que ceux que tu nommes sur ta page Facebook « ces enfoirés de casseurs » n’étaient pas de ces provocateurs soudoyés par le Front National pour vous leurrer, toi et tes amis, qui défilez courageusement contre le retour de la bête immonde ?
Je crains qu’un malentendu ne fasse vaciller tes convictions éternellement fraîches et candides.
Bécassine, rassure-moi !
Tu es comme moi d’origine bretonne, mais tu le sais, nous sommes tous des descendants d’immigrés. L’immigration est un bienfait, tu m’en as persuadé.

Bécassine, à ce jour, ne m’a pas répondu. Je sais qu’elle a du mal avec le second degré, cette chère Bécassine.

> René-Pierre Samary anime un blog.

Related Articles

12 Comments

Avarage Rating:
  • 0 / 10
  • passim , 7 juin 2014 @ 15 h 52 min

    Envoi précédent par erreur. Je reprends.

    Ce que je tiens à préciser, au sujet de ce billet, c’est qu’il est parfaitement normal, pour un garçon ou une fille de dix-sept ans, de contester “l’ordre établi” et, plus généralement, le monde des adultes. L’insolence de la jeunesse est naturelle, et il en a toujours été ainsi.
    Mais autrefois, cette insolence et cet esprit de contestation était contrecarré par les adultes, et cela équilibrait les choses.

    Aujourd’hui, les adultes idôlatrent la jeunesse, et voient en elle des maîtres à penser (voir sur mon blog la citation de Fellini reprise par Finkielkraut). Les adultes n’exercent plus leur rôle de transmetteurs de la tradition. C’est le “jeunisme”.
    Pis, ceux qui devraient les inciter à réfléchir et à se modérer les poussent sur la pente qu’ils suivent naturellement, tout en les manipulant. C’est le cas de ces profs indignes qui les flattent et leur font accroire que la jeunesse est le ferment de toutes les saines révoltes, le sel de la terre, par idéologie gauchiste.
    Il faut remarquer que ce “jeunisme” doit beaucoup au rejet du père. “Parce que le mâle adulte exerçait l’autorité, les femelles et les jeunes, frustrés, ont rejeté le mâle adulte et l’autorité, confondant deux choses : l’instrument et le principe de fonctionnement”. (je me cite).

    Il faut encore évoquer, à propos du “jeunisme”, les marchands, pour qui les ados sont devenus un marché juteux. Cette segmentation du marché (de la fringue, des loisirs, etc) a pour résultat que les jeunes se voient comme une population à part, plus proches de leurs pairs que de leur famille… quand ils en ont encore une.

  • passim , 7 juin 2014 @ 15 h 58 min

    Envoi précédent par erreur. Je reprends.

    Ce que je tiens à préciser, au sujet de ce billet, c’est qu’il est parfaitement normal, pour un garçon ou une fille de dix-sept ans, de contester “l’ordre établi” et, plus généralement, le monde des adultes. L’insolence de la jeunesse est naturelle, et il en a toujours été ainsi.
    Mais autrefois, cette insolence et cet esprit de contestation était contrecarré par les adultes, et cela équilibrait les choses.

    Aujourd’hui, les adultes idôlatrent la jeunesse, et voient en elle des maîtres à penser (voir sur mon blog la citation de Fellini reprise par Finkielkraut. Ils n’exercent plus leur rôle de transmetteurs de la tradition. C’est le “jeunisme”.
    Pis, ceux qui devraient les inciter à réfléchir et à se modérer les poussent sur la pente qu’ils suivent naturellement, tout en les manipulant. C’est le cas de ces profs indignes qui les flattent et leur font accroire que la jeunesse est le ferment de toutes les saines révoltes, le sel de la terre, par idéologie gauchiste.
    Il faut remarquer que ce “jeunisme” doit beaucoup au rejet du père. “Parce que le mâle adulte exerçait l’autorité, les femelles et les jeunes, frustrés, ont rejeté le mâle adulte et l’autorité, confondant deux choses : l’instrument et le principe de fonctionnement”. (je me cite).

    Il faut encore évoquer, à propos du “jeunisme”, les marchands, pour qui les ados sont devenus un marché juteux. Cette segmentation du marché a pour résultat que les jeunes se voient comme une population à part, plus proches de leurs pairs que de leur famille… quand ils en ont encore une.

  • william , 7 juin 2014 @ 18 h 36 min

    C’est tellement vrai !

  • Cap2006 , 8 juin 2014 @ 9 h 40 min

    En lisant cette lettre, je me suis dit que l’auteur devait avoir été le ronchon de toutes les époques…

    je suis certain qu’il aura critiqué le droit des femmes de voter… ou plus tard de travailler sans demande l’autorisation du mari.

    Je suis certain qu’il aura obéit toute sa vie : à un camarade d’école, à son patron, à sa femme… sans jamais commettre la moindre effraction… jamais conduit bourré, ou sans la ceinture de sécurité…

    j’imagine cet homme pétri de certitudes, enfilant les charentaises de la philosophie de vie de ses parents, de ses grand-parents.

    Finalement, je l’envie cet homme…
    ne pas questionner le monde, c’est s’éviter les doutes… les colères parfois…
    ne pas vouloir qu’il bouge, c’est préserver un ordre immuable… savoir à jamais ce que l’on a à craindre, sans surtout vouloir rien y faire.

    Moi, je ne suis pas comme cela… et je lis même ce site… parceque de vos conservatismes, de vos craintes parfois surréalistes, de votre volonté farouche de préserver l’ordre immuable et naturelle des choses… cela m’aide à comprendre des gens qui me sont proches…

    Merci René-Pierre

  • C.B. , 9 juin 2014 @ 15 h 53 min

    N’avez-vous pas remarqué votre propre contradiction, Cap2006, quand vous soupçonnez René-Pierre le ronchon à la fois de “critiquer le droit des femmes de travailler sans demande l’autorisation du mari” mais cependant d’avoir “obéi toute sa vie à sa femme”?
    Quel rôle donnez-vous au “travail” et quel sens a pour vous ce mot?

Comments are closed.