À la mort de Staline en 1953, s’il est un constat que tous partagent, c’est l’état de délabrement catastrophique de l’appareil de planification. La méthode des balances par laquelle le Gosplan assigne des quotas de production à toute l’économie soviétique n’est pas seulement profondément dysfonctionnelle : elle mobilise aussi un appareil bureaucratique colossal, à tel point que la plupart des milliers d’ingénieurs que revendique l’Union soviétique sont en réalité exclusivement absorbés par des tâches administratives. Après la tentative de décentralisation avortée de Khrouchtchev — qui n’a abouti qu’à une chute de la production accompagnée d’un quasi-triplement des effectifs bureaucratiques — et le rétablissement d’une planification strictement centralisée, le problème se posait avec plus d’acuité que jamais : il fallait faire en sorte que ça marche.
Le plan parfait
Pour la première fois, la théorie de la planification va prendre le pas sur la pratique et toute une génération d’économistes et de mathématiciens — Vasily Nemchinov, Leonid Kantorovich ou Viktor Novozhilov pour ne citer que les plus éminents — vont se lancer dans la conceptualisation d’un optimum économique socialiste. Il faut bien mesurer l’ampleur de la tâche et ce qui la distingue d’un débat purement théorique. En cette fin des années 1950, la possibilité d’un calcul économique rationnel en économie socialiste est déjà un vieux débat : initié en 1920 par Ludwig von Mises [1] qui affirmait que c’était impossible, il avait déjà mobilisé les plus brillants partisans de l’hypothèse socialiste à commencer par Oskar Lange [2]. L’entreprise dans laquelle vont se lancer les économistes-mathématiciens soviétiques ne consiste pas participer à ce débat théorique mais, partant du principe que Mises se trompe, à construire un modèle de planification optimale qui n’a pas vocation à garnir les bibliothèques moscovites mais à être mis en œuvre pour de bon.
L’entreprise est colossale et, dès les premières tentatives, il apparaît clairement qu’une telle entreprise nécessitera un système de traitement et de transmission de l’information qui dépasse largement les capacités du Gosplan — fussent-elles déjà gigantesques. C’est pour faire face à cette limite technique qu’une solution va progressivement s’imposer dans les esprits, une nouvelle technologie importée de l’Ouest mais qui, en Union soviétique, va trouver un terrain d’application prodigieux : la cybernétique.
Les machines du communisme
Comment souvent en URSS, c’est un impératif militaire qui est à l’origine de l’affaire : en l’occurrence, l’implication de la recherche soviétique dans cette nouvelle technologie vise essentiellement à rattraper le retard pris sur l’armée américaine [3]. C’est donc sans grande surprise un militaire, l’ingénieur-colonel Anatoly Kitov, qui proposera en janvier 1959 le premier véritable plan d’informatisation du processus de planification ; idée proprement révolutionnaire qui, avec le soutien actif de plusieurs personnalité éminentes dont, notamment, celui de l’ingénieur-amiral Aksel Berg, va progressivement faire son chemin jusque dans le programme officiel adopté à l’issu du vingt-deuxième Congrès du Parti communiste en 1961.
Les opérations sérieuses commenceront véritablement en novembre 1962, lorsqu’Alexei Kosygin, l’ancien patron du Gosplan devenu numéro deux du régime, va lancer la superstar de la cybernétique soviétique sur le projet : Viktor Glushkov. Dès son premier projet, le directeur de l’Institut cybernétique de Kiev donne le ton : il est question de rien de moins qu’un gigantesque réseau informatique national capable non seulement de concevoir mais aussi d’assurer l’exécution du plan. L’idée n’est pas de créer un outil à la disposition du Gosplan mais de créer un outil pour remplacer le Gosplan.
Contrairement aux militaires, Glushkov va avoir l’intelligence de construire le pont qui séparait encore cybernéticiens et économistes en commençant à travailler activement avec le tout jeune Institut central d’économie mathématique (CEMI) de l’Académie des sciences d’URSS et notamment son premier directeur : Nikolay Fedorenko. C’est ce duo, Glushkov et Fedorenko, qui va être à l’origine de la plus grande tentative jamais entreprise de conception d’un système de planification optimale. Dès 1963, les « machines du communisme » [4], telle que la presse populaire soviétique désigne désormais les ordinateurs, suscitent autant d’enthousiasme en Union soviétique que d’inquiétude aux États-Unis : s’ils parviennent à leur fins, espère-t-on d’un côté et craint-on de l’autre, Glushkov et Fedorenko pourrait bien consacrer la victoire totale du socialisme sur le capitalisme.
Noyés dans la complexité
Considérez bien ceci : primo, ils disposaient d’une véritable armée d’économistes, de mathématiciens et d’ingénieurs tous rompus à la pratique de la planification ; deuxio, ils ont bénéficié de moyens considérables dont — rêve de tous les économistes — la possibilité de tester leurs idées en conditions réelles ; tertio, cette aventure intellectuelle a duré plus de vingt ans. Mais malgré tout cela, le projet de Glushkov, même sous une forme édulcorée, n’a jamais vu le jour. Avec Fedorenko et ses équipes, ils ont bien produit quantité de modèles, pourvu le Gosplan et les ministères en ordinateurs mais le projet ultime, le système de planification optimale, n’est jamais sorti des archives du CEMI.
Il y a eu, bien sûr, l’écueil technologique. De l’aveu même de Glushkov, ce projet était plus complexe que le programme de conquête spatiale et la bombe atomique réunis et Fedorenko estimera plus tard qu’il lui faudrait pas moins de 30 millénaires de calculs pour préparer un plan complet et fonctionnel pour l’année suivante. En plus de cela, le projet a dû faire face à une résistance acharnée de la part des opérationnels qui craignait d’être livrés à un Big Brother encore plus intrusif que les fonctionnaires, desdits fonctionnaires qui craignaient de perdre leurs prérogatives [5] et des marxistes orthodoxes qui voyait d’un œil mauvais ces modèles qui — effectivement — ressemblaient furieusement à ceux des néoclassiques de l’Ouest. Enfin, ils se sont aussi et surtout heurtés au plus fondamental des problèmes : concevoir, ne serait-ce qu’en théorie, un système de planification réellement fonctionnel.
“Le seul message que j’ai à adresser aux anticapitalistes de tous bords se résume en peu de mots : dire que vous souhaitez abandonner l’économie de marché — peu importe vos raisons — ne suffit pas : vous devez d’abord présenter une alternative crédible.”
En 1971, Rand corporation se lançait dans une étude approfondie des progrès soviétiques [6] et notait avec étonnement que la plupart des travaux de Fedorenko restaient étrangement cantonnés à l’industrie chimique, son domaine d’expertise d’origine. Tout se passait comme si le titanesque programme de travail officiel du CEMI s’était progressivement réduit à quelques points de détail, de minuscules parcelles de l’économie soviétique qui semblaient, pourtant, poser d’insolubles problèmes aux équipes de l’Institut. En voulant concevoir un système de planification optimale, Glushkov, Fedorenko et tous ceux et celles qui s’y sont essayé se sont noyés dans la complexité. La conclusion d’Abel Aganbegyan, qui dirigeait à l’époque un programme de recherche similaire pour la Sibérie, tombera comme un couperet : « c’était une utopie, une illusion. » [7]
Où est votre plan ?
On sait aujourd’hui que les moyens informatiques dont disposait l’Union soviétique ont été largement surévalué par les observateurs occidentaux de l’époque ; la réalité était à l’image de tout le reste : c’était la pénurie. De fait, le CEMI a dû attendre 1967 pour recevoir son premier ordinateur : un Ural-14B parfaitement inadapté à des simulations à grande échelle [8]. Quand bien même, il va de soi que la puissance de calcul dont nous disposons aujourd’hui est sans aucune commune mesure avec ce que pouvaient espérer les cybernéticiens, mathématiciens et économistes de l’Union soviétique ; c’est-à-dire que les contraintes techniques qui se sont imposées à l’époque sont sans doute déjà levées ou sur le point de l’être.
Autrement dit, si l’on omet les éventuelles objections des uns et des autres, il ne reste aujourd’hui qu’un seul véritable obstacle à la création du rêve de Glushkov : c’est le modèle lui-même. Malgré les efforts de l’Union soviétique et de quelques autres [9], l’hypothèse socialiste en est toujours là : aucun système de planification n’a jamais réellement fonctionné et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Jusqu’à preuve du contraire, Ludwig von Mises avait bel et bien raison : aucun calcul économique rationnel n’est possible dans une économie socialiste.
Mais qui peut dire ce que l’avenir nous réserve ? Peut-être qu’après tout, il se trouvera quelqu’un, un beau jour, pour relever ce gant bientôt centenaire. À titre personnel, je n’y crois pas mais je veux bien être surpris. Le seul message que j’ai à adresser aux anticapitalistes de tous bords se résume en peu de mots : dire que vous souhaitez abandonner l’économie de marché — peu importe vos raisons — ne suffit pas : vous devez d’abord présenter une alternative crédible. Si nous devons retenir au moins une leçon de l’expérience soviétique, c’est qu’une entreprise de planification économique ne se résume pas à quelques mots jetés au hasard d’un programme politique [10] : c’est un sujet on ne peut plus sérieux, c’est un sujet vital. En un mot : à supposer que vous en ayez un, montrez-nous votre plan !
> Georges Kaplan anime un blog.
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1. Ludwig von Mises, Le calcul économique en régime socialiste (1920).
2. Oskar Lange, On the Economic Theory of Socialism (1936).
3. Le système SAGE (pour Semi-Automatic Ground Environment) est opérationnel dès la fin des années 1950.
4. On rappellera ici que le communisme, en Union soviétique, a toujours été l’objectif proclamé — et réaffirmé maintes fois — et que le socialisme était considéré comme une phase de transition vers le communisme.
5. Slava Gerovitch, InterNyet: why the Soviet Union did not build a nationwide computer network (2008).
6. Simon Kassel, Soviet Cybernetics Research : A Preliminary Study of Organizations and Personalities (décembre 1971).
7. Voir le documentaire Pandora’s Box — The Engineers’ Plot (Adam Curtis pour la BBC, 1992) dans lequel vous rencontrerez Fedorenko ainsi qu’Aganbegyan (qui omet de préciser que lui aussi y a cru !).
8. Slava Gerovitch, The cybernetics scare and the origins of the Internet (2010).
9. Notamment le système Cybersyn au Chili sous Allende.
10. La « Planification écologique » du Front de gauche comme la « Planification stratégique de la réindustrialisation » du Front national ne restent, encore à ce jour, que des mots sans aucune substance.
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