Les Glières : histoire et mémoire

La commémoration du maquis des Glières offre un beau sujet de réflexion sur la mémoire et l’histoire. La célébration du passé et la connaissance de celui-ci sont deux démarches parallèles plus que convergentes. Comme l’écrivait Paul Ricoeur, l’histoire procède chez l’historien d’une tentative de dépasser sa subjectivité. Pourtant, il devra faire des choix, discriminer les faits importants et ceux qui le sont moins à ses yeux, chercher dans l’enchaînement des événements les causes déterminantes, vaincre la distance du temps et la différence qu’elle suscite dans la mentalité des acteurs, et comprendre enfin les hommes du passé et leur subjectivité souvent impénétrable. Ainsi, l’historien du plateau des Glières pourra-t-il réduire cet épisode de la résistance à un combat secondaire, une défaite de la Résistance, qui a laissé plus de 120 morts sur le terrain quand les Allemands n’en subissaient que 3. Il pourra insister sur le fait que les premiers combats n’ont confronté que des Français : face aux maquisards non pas même des miliciens, mais des gendarmes aux ordres du gouvernement « légal ». Il pourra s’interroger sur les maladresses du commandement chez les résistants, dont le décrochage manqué fut la cause de la plupart des tués, et de l’abandon du matériel, d’ailleurs beaucoup trop léger fourni par les alliés. Il pourra enquêter sur les objectifs poursuivis par les Anglo-américains et par la France Libre dans cette opération.

La mémoire ne cherche pas la vérité grise. Elle commémore, elle célèbre un mythe, une légende, dont les dieux et les héros d’hier soulèvent les émotions des hommes d’aujourd’hui. La mémoire appartient davantage au domaine de la sensibilité qu’à celui de la froide intelligence. Les Glières sont alors le lieu de l’épopée de ceux qui ont dit « non », ceux qu’évoquait André Malraux dans son discours de 1973, lors de l’inauguration du monument de Gilioli. Peu importe le déroulement des faits, les acteurs se dressent hors de leur temps pour rejoindre leurs frères intemporels. Les résistants de Haute-Savoie donnent alors la main aux 300 Spartiates des Thermopyles. Ceux-ci disaient « non » à la puissance perse et défendaient la liberté de la Grèce. Ceux-la disaient « non » à la puissance de l’Allemagne et combattaient pour la libération de la France. Ce petit morceau de France qui a échappé au Reich pendant quelques semaines fut un symbole dont le retentissement a été bien plus considérable que la réalité des combats. En Février et Mars 1944, sur les ondes, c’était l’affrontement entre Maurice Schumann sur Radio Londres et Philippe Henriot sur Radio-Paris ( Radio Paris ment, Radio Paris est allemand !). Comme le disait le porte-parole de la France Libre, les Glières, c’était un Bir Hakeim en France, la preuve que l’appel du 18 Juin avait été entendu, et que la flamme de la Résistance ne s’était pas éteinte, mais brillait sur le sol même de la patrie. Malraux dit superbement : « le mot « non » fermement opposé à la force possède une puissance mystérieuse qui vient du fond des siècles. Toutes les plus hautes figures de l’humanité ont dit non à César…. La Résistance n’échappait à l’éparpillement qu’en gravitant autour du « non » du 18 Juin. » Le noyau du maquis était constitué par les anciens du 27e Bataillon de Chasseurs alpins, derrière le lieutenant Tom Morel qui s’était battu victorieusement face aux Italiens en 1940, et avait participé à la constitution de l’Armée Secrète, créée par les trois mouvements de résistance non communistes de la zone libre. Les FTP s’y étaient joints. Le maquis des Glières est ainsi aussi le symbole de l’union nationale reconstruite. L’armée allemande vient à bout de ces hommes, mais ceux-ci ont gagné ce qu’on appellerait aujourd’hui la bataille de la communication : les collaborateurs, inefficaces sur le terrain, contraints d’appeler leurs maîtres étrangers à la rescousse ont été mis hors-jeu ! La mémoire de la résistance doit servir à la fierté et à l’unité de la France de maintenant.

La présence de Sarkozy aux côtés de Macron, le discours lu avec une application laborieuse et un souci théâtral des intonations par le Président de la République paraissaient viser cet objectif. Les références lexicales au discours de Malraux ou à celui de de Gaulle à la Mairie de Paris, devaient y contribuer. Mais cela sonnait faux. « L’épopée sublime et tragique », « la France terrassée, occupée, bâillonnée », sentaient un peu trop les efforts du rédacteur qui, au cabinet, s’était chargé de l’exercice. Pour le Président, il s’agissait davantage de reconquérir l’opinion que de célébrer la libération du territoire. Il s’agissait de séduire une fois encore le peuple de droite en s’affichant avec Nicolas Sarkozy. Un parlementaire haut-savoyard vendit la mèche : « L’opération est bénéfique pour les deux ». Il y a une distance infinie entre la commémoration qui suscite dans une nation la foi en elle-même et la récupération du passé aux fins de promouvoir les hommes du présent. Toutefois, la messe a quand même été dite : pour une fois, on a célébré la Résistance, et non pas déploré, dans le chagrin et la pitié, la collaboration et le pétainisme aux heures sombres de notre histoire.

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