par Philippe Simonnot [1]
Martin Buber (1878-1965) s’est réclamé du sionisme jusqu’à la fin de sa longue existence. Mais son sionisme était, si l’on peut dire, tout spirituel. En fait, il a farouchement combattu l’Etat juif avant même qu’il soit né et a prévu avec une acuité prophétique la tragédie qui a ensanglanté et qui ensanglante encore aujourd’hui tous les habitants de la « Terre promise ». Sentinelle du judaïsme, plutôt que Sentinelle de l’humanité comme le prétend le sous-titre du livre de Dominique Bourel[2], Buber aura exercé une vigilance exemplaire sur les nouveaux risques que faisait courir à son propre peuple l’accomplissement de l’utopie de Théodore Herzl, l’inventeur de la notion d’Etat juif. Ce n’est pas le seul caractère que Bourel présente de ce grand philosophe dans un livre monumental et somptueux, fruit de vingt années de recherches acharnées. Buber y apparaît comme un penseur à la fois de l’altérité (Je et Tu), de la piété mystique (Les Récits hassidiques), de la symbiose judéo-allemande, du dialogue judéo-chrétien (Deux types de foi). Mais c’est son combat contre le sionisme réel qui est le plus actuel dans la présente conjoncture proche-orientale ; il va nous servir de guide ici.
Ce combat commence très tôt, bien avant la création de l’Etat d’Israël en 1948.
Commentant l’entrée des troupes anglaises à Jérusalem le 11 décembre 1917, Buber s’exclame dans son éditorial de la revue Der Jude : « on peut prendre cette terre par les armes, mais pas la conquérir, l’occuper mais non la posséder ». La conquête par l’argent ne vaut guère mieux, qualifiée par Buber d’« illusion misérable ». Il faut venir en Palestine en tant que travailleur et non en tant que voleur ou acheteur. La conquête doit s’accompagner d’une rédemption. Il n’y aurait donc que les Juifs qui auraient la capacité de « rédimer cette terre », mais à condition qu’ils se battent contre eux-mêmes et surtout « contre l’esprit malfaisant du mercantilisme ».
« Notre œuvre est funeste »
Le 3 septembre 1921, Buber déclare devant le 12ème congrès sioniste : « Le peuple juif […] est opposé avec dégoût aux méthodes du nationalisme conquérant dont il a été si longtemps la victime. Nous souhaitons revenir dans le pays non pour réprimer ou dominer un autre peuple auquel des liens éternels, historiques et spirituels nous unissent. ». Bien au contraire, il s’agirait d’ « une alliance juste avec le peuple arabe ». Et dans une motion qu’il propose, il déplore que « le nationalisme juif est sur le point de suivre la voie empruntée par ‘tous les peuples’, où l’on ne fait plus que s’affirmer face au monde sans affirmer le monde face à soi-même ».
Printemps 1927. Le voici enfin en Palestine. Alors s’empare de lui « un lourd sentiment que notre œuvre est funeste, un péché involontaire ». « Nous nous sommes installés, pense-t-il, dans la maison d’un autre, dans laquelle il y avait quelques chambres vides, sans jamais parler avec lui. »
Devant le 16ème congrès sioniste, le 1er août 1929, Buber lance un nouvel appel : « Souvenons-nous […] de la manière dont les autres peuples nous ont considérés et partout nous considèrent encore comme un corps étranger, comme des êtres inférieurs. Gardons-nous de faire subir à autrui ce que l’on nous a fait subir ! » Et de faire cette confidence : « J’ai été effrayé de voir en Palestine comme nous connaissons si peu l’homme arabe ». Le 31 octobre de la même année, Buber prononce un discours devant la branche berlinoise du Brit Chalom (mouvement juif pacifiste créé en 1925) où il déclare notamment : « La grande erreur de la politique sioniste a été d’essayer d’identifier la véritable autodétermination […] avec la constitution d’une majorité. […] Nous savions qu’il existait en Palestine une population qui revendiquait autant que nous une vie et une évolution propres.» Et d’appeler à la création d’un Etat binational judéo-arabe. Cette forme de cohabitation entre les deux peuples, si elle n’est pas une cohabitation en commun, deviendrait, selon lui, forcément une cohabitation l’un contre l’autre. « Ou nous arriverons ou nous n’atteindrons jamais ce havre spirituel auquel nous aspirons. »
Agressé par Szymon Perski, alias Shimon Peres
Le 5 juin 1939, Buber s’en prend ouvertement à la violence des extrémistes juifs déchaînée contre les Arabes, que couvrent les instances officielles : « Tuer comme eux c’est tuer notre propre peuple ». Aussi lance-t-il cet avertissement prémonitoire : « il est à craindre qu’à la longue les Arabes n’oublient la différence entre nos terroristes et le peuple juif. » En août de la même année, alors que le monde bascule dans ce qui va être la Deuxième guerre mondiale, Buber fustige la colonisation sioniste comme étant au service de l’impérialisme britannique alors même que ce dernier a entamé un déclin irrémédiable. A la même époque, Ben Gourion, le leader du Yichouv[3], déclare : « Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’une nation ouvrant les portes de son pays si elle n’y est pas obligée […] Je crois en notre force, en notre puissance qui va s’accroître. » L’affrontement entre ces deux conceptions du sionisme est déjà total. La ligne de Ben Gourion va emporter une victoire décisive en mai 1942 lorsque les dirigeants sionistes, en pleine guerre mondiale, se rencontrent à l’hôtel Biltmore de New York en posant le principe d’un Etat à majorité juive. Pour s’y opposer, Buber participe à la création de l’association Ihoud, qui qualifie le programme du Biltmore d’agressif : « Etat juif » signifierait « domination des Arabes ». Au contraire, l’Ihoud propose l’union en Palestine des peuples arabe et juif. Les membres de l’Ihoud seront tout bonnement accusés de trahison par les partisans de Ben Gourion. Szymon Perski, qui ne se nomme pas encore Shimon Peres (le futur premier ministre puis président d’Israël), agresse Buber « comme seul peut le faire un jeune homme dont le cœur n’est pas inspiré par Dieu », comme il en fera plus tard l’aveu.
Le mur prophétisé
Dans l’esprit de Buber et de ses suiveurs, la Palestine doit être conçue comme un pays où les aspirations nationales tout-à-fait légitimes des Juifs comme des Arabes puissent s’unir sans que l’un des parties ait à craindre la domination de l’autre. La lutte pour la majorité numérique ne fait qu’empoisonner l’atmosphère entre Arabes et Juifs. Quelques jours avant la création de l’Etat d’Israël (14 mai 1948), Buber écrit : « Pour être libres d’étendre nos colonies, un Etat juif ne nous est pas nécessaire […] Il faut donc […] renoncer à devenir une majorité prédatrice. ». En novembre 1948, allant à l’encontre de la « vérité historique » qui est en train de se mettre en place et qui, encore aujourd’hui, est proclamée comme telle, Buber aggrave son cas en déclarant qu’il est déplacé pour les Israéliens de se faire passer pour les agressés dans la guerre ouverte qui les oppose maintenant aux Arabes. « A notre époque, ose-t-il écrire, un autre peuple habitait ce pays […] La vérité, c’est que nous avons attaqué ‘pacifiquement’ en pénétrant dans le pays. Nous l’avons fait parce que nous étions contraints d’obtenir pour notre peuple une vie autonome, productive, adaptée à lui. Comme tout cela ne peut être obtenu à long terme qu’en accord avec le deuxième peuple, tout dépend de savoir si nous réussirons […] à convaincre le second peuple que notre agression, tout bien pesé, n’en était pas une, mais qu’elle était une manière de susciter le sentiment qu’existe une communauté d’intérêt. » A vrai dire, l’attaque sioniste n’a pas été aussi ‘pacifique’ que l’affirme ici Buber, mais il n’en reste pas moins que ce terme d’agression est insupportable au sionisme triomphant. Buber insiste : « Verser à un propriétaire un prix d’achat et dédommager un fermier, ce n’est pas offrir des compensations à un peuple. » Ce qui revient à dire que la terre ne peut entrer dans le cycle marchand comme n’importe quelle marchandise. Bref, l’âme de l’œuvre sioniste, qui était œuvre de paix, aurait été « dévastée ».
Et Buber de conclure prophétiquement : « ‘Faire d’une main son travail et de l’autre tenir l’épée’ : on peut construire ainsi un mur, mais pas un temple ». De fait un mur bien réel, long de plus de 700 kilomètres, sera construit en Cisjordanie à partir de 2002…
Ben Gourion, juif “seulement”
En 1954, l’infatigable défenseur de la collaboration judéo-arabe (il n’a pas peur de ce mot) écrit encore : « Notre principale erreur a été que nous ne nous sommes pas efforcés, dès notre arrivée ici, de faire naître la confiance dans le cœur des Arabes sur les plans politique aussi bien qu’économique. Nous avons contribué à renforcer l’argument selon lequel nous étions des étrangers, des gens de l’extérieur qui ne s’intéressaient pas à un accord avec les Arabes. Cela a préparé la voie à tous les conflits ultérieurs ». En 1958, à quatre-vingts ans, il défie encore Ben Gourion en l’accusant d’avoir sécularisé le sionisme alors que l’Etat juif devrait être un moyen pour renouveler l’homme juif, et non une fin en soi. La réplique de Ben Gourion, alors premier ministre va se faire déverser un flot d’encre dans la presse : je ne me définis nullement comme sioniste, mais « seulement » comme juif, déclare-t-il !
La réponse à Ben Yahmed
Enfin, en 1964, alors qu’il ne lui reste plus que quelques mois à vivre, il participe à la controverse ouverte par Béchir Ben Yahmed[4] . Dans un éditorial de Jeune Afrique qui fait grand bruit, le directeur du journal reconnaît que « l’Etat d’Israël, même si on peut regretter qu’il ait été créé, est une réalité qu’on ne peut abolir hormis par la guerre qui n’apportera à coup sûr que souffrances et destructions ». La « seule vraie » solution serait « ni de consolider Israël – un vrai travail de Sisyphe – ni de l’anéantir », mais « de faire disparaître tous les Etats de la région et de les réunir tous dans une fédération des Etats du Moyen-Orient dans laquelle Israël, après avoir réintégré une partie des réfugiés arabes et dédommagé les autres, ne serait plus un Etat souverain et hostile, mais un Etat fédéral comme le Texas ou la Californie, qui serait allié aux autres dans un cadre qui pourrait être celui d’Etats-Unis du Moyen-Orient. »
Buber répond que les conditions de départ sont radicalement différentes de celles qui prévalent aux Etats-Unis d’Amérique où vit « la même population, la même population mélangée ». Au Moyen-Orient, il s’agirait de « deux nations différentes, bien que parentes ». Dès lors la condition indispensable pour une alliance de type fédéral serait que « chacun des deux partenaires garde une entière autonomie nationale ; aucun des deux ne doit menacer l’identité nationale de l’autre. (C’est pourquoi ni les Juifs ni les Arabes, ni inversement – comme c’est malheureusement le cas dans l’article de Jeune Afrique – ne doivent avoir le droit de critiquer la forme du mouvement national de l’autre). » Et de conclure : « Pour qu’une entreprise aussi importante et presque sans précédent aboutisse (l’auteur de l’article [de Jeune Afrique] a absolument raison sur ce point), il est indispensable que des représentants spirituels des deux peuples puisse envisager un véritable dialogue dans un climat de sincérité et de reconnaissance réciproques. »
Un demi-siècle après la mort de Buber, on attend toujours cette rencontre des esprits. Pour paraphraser la formule fameuse de Péguy, le sionisme bubérien avait les mains pures, mais il n’avait pas de mains, ni pour manier la charrue ni pour tenir l’épée.
Remercions Dominique Bourel de nous avoir permis ce parcours que seul il était capable d’initier. Douze ans après avoir publié Moses Mendelssohn. La naissance du judaïsme moderne (Gallimard, 2004) qui était déjà un chef d’œuvre en tout genre, il nous offre ce deuxième tour de force qui fera date dans l’histoire du judaïsme, et notamment de ce méconnu judaïsme allemand dont Buber a conservé le génie en plein 20ème siècle.
Apostilles :
1. Auteur de Juifs et Allemands, Pré-histoire d’un génocide, aux PUF
2. Bourel Dominique, Martin Buber, Sentinelle de l’humanité, Albin Michel, 680 p. , 26 e.
3. Ce terme désigne désigner l’ensemble des Juifs présents en Palestine avant la création de l’État d’Israël.
4. Le prénom de Béchir Ben Yahmed est écrit Bachir.
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