Il y a 80 ans, la corruption, les scandales et la médiocrité des politiciens qui encombraient la vie politique française provoquaient une des manifestations les plus impressionnantes qu’ait connues la France. Elle a parfois été évoquée par des socialistes obsédés par les heures sombres de notre histoire à propos des défilés organisés les 26 janvier et 2 février. Il faut souligner l’absurdité de cette comparaison, sauf peut-être sur un point.
Le cadre institutionnel est totalement différent. Le 6 février, la manifestation vise le Palais Bourbon, siège de l’Assemblée Nationale, alors Chambre des Députés. C’est là que se situe le pouvoir d’une république parlementaire dont le Président est un ornement décoratif. Qui se souvient de celui de l’époque, Albert Lebrun, qui le restera jusqu’en 1940, et prétendra même l’être toujours en 1944 ? La manifestation est donc une marque de défiance envers les parlementaires, et pour beaucoup de manifestants l’expression d’une volonté de remettre en cause le régime. Les manifestations actuelles visent davantage le Président. La Cinquième République a attribué l’essentiel des pouvoirs à l’Exécutif, et hors cohabitation, au Président de la République. Ce sont les parlementaires qui sont devenus les éléments décoratifs. Élu une première fois député lors d’une cohabitation, j’ai pu m’illusionner durant deux ans sur ce point. Les gouvernements composites de la Troisième République étaient de courte durée, soumis à l’évolution de majorités branlantes. La majorité de gauche élue en 1932 avait donc abandonné le radical-socialiste Chautemps, Président du Conseil depuis Novembre 1933 seulement, compromis dans l’affaire Stavisky, pour investir le radical Daladier. Ils reviendront l’un et l’autre après le succès électoral du Front Populaire. Daladier laissera donc la place, le 7 Février, à un gouvernement d’Union Nationale, présidé par l’ancien Président de la République, Doumergue. L’Exécutif d’aujourd’hui, fortement affaibli, ne démissionne pas, mais renonce, au moins provisoirement à une loi. Les députés servent de fusible. Ils se rendent compte qu’ils ne sont que des instruments priés d’être dociles. Les députés élus par circonscription sous la Troisième avaient de fortes implantations locales qui les rendaient indépendants de leur parti. La Cinquième connaît un bipartisme qui, à l’heure d’une communication plus nationale que locale, donne tout pouvoir au parti sur ses élus. C’est l’heure des godillots. Les chevau-légers sont des gêneurs.
“Il reste évident que la faiblesse de la gouvernance française est le produit d’un système qui amène les élus à préférer les intérêts de leur carrière à ceux de la France.”
Le contexte international n’a aucun rapport. Hitler est au pouvoir depuis un an. Mussolini depuis douze ans. Staline est à Moscou. Dans un monde largement colonisé, les démocraties sont peu nombreuses et les régimes autoritaires gagnent du terrain. Il y a une montée des idéologies totalitaires, absente actuellement. C’est pourquoi il sera parfois dit que le 6 février était la mise en œuvre d’un complot fasciste. La fragmentation de la manifestation, les divisions de fond entre les mouvements qui y participent, excluent cette hypothèse. L’Action Française veut restaurer la Monarchie. Les Jeunes Patriotes ou la Solidarité Française souhaitent un régime nationaliste et autoritaire. Les Croix-de Feu du Colonel de La Rocque sont républicains malgré l’injuste image qui leur est souvent faite. Ils se disperseront avant les affrontements qui feront 16 morts et 700 blessés chez les manifestants. Le colonel mourra à son retour de déportation. Les anciens combattants de l’UNC, plutôt de droite, et ceux de l’ARAC, communistes étaient présents en nombre. La Ligue des Contribuables participe au mouvement. Chacune de ces organisations se regroupe à un endroit différent et obéit plus ou moins à ses propres mots d’ordre et consignes. Une manifestation bien gauloise, donc, réunie contre « les saligauds qui déshonorent la République » comme le dira Marcel Déat, futur collaborationniste de premier rang, mais député socialiste à l’époque… Rien de commun ni avec une tentative de coup d’État ni avec nos manifestations actuelles, beaucoup moins violentes, malgré les provocations de M. Valls, qui, soit sous une multiplicité de thèmes, soit sous un slogan unique ont rassemblé des citoyens, et non des militants encadrés de façon militaire, comme c’était l’habitude après la guerre 14-18.
Il reste le climat politique. Certes les « affaires » sont nombreuses mais n’apparaissent pas sous un jour aussi criminel qu’en 1934. Certes les atteintes aux libertés et au bon fonctionnement des institutions suscitent des craintes, mais la tentative avortée de remplacement d’un Procureur ne produit pas le même effet que le limogeage du Préfet Chiappe. Certes, les dirigeants politiques ont fait la preuve de leur incapacité à répondre à la crise économique après 2008 comme après 1929, mais avec un régime de protection sociale qui amortit le choc. Mais, il subsiste un élément commun : en 1934, comme aujourd’hui, avant et après la parenthèse gaulliste issue de la Résistance, la profession politique, accrochée au pouvoir plus qu’à des idées ou à la recherche de l’intérêt national, ne répond nullement aux problèmes de la Nation. Le socialiste pacifiste Laval, Président du Conseil avant et après 1934, fusillé pour collaboration en 1945, était toujours en 1944, maire de la ville socialiste d’Aubervilliers, même si durant sa carrière et avec l’évolution de son compte en banque, il était devenu sénateur et châtelain du Puy-de-Dôme, et plutôt de centre-droit. L’absence de guerre perdue nous préserve des excès de ce professionnalisme. Mais il reste évident que la faiblesse de la gouvernance française est le produit d’un système qui amène les élus à préférer les intérêts de leur carrière à ceux de la France. En 1934, le Général de Gaulle publiait Vers l’Armée de métier. Il y définissait une stratégie que les nazis employèrent contre nous. Les politiciens n’avaient pas le temps de s’y intéresser.
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