Toute la politique se déploie dans la relation complexe entre l’individu et la communauté. Certes, l’individu n’est qu’une abstraction. Il a bien été élevé, éduqué, formé dans une communauté dont il parle la langue et reçu les premiers enseignements. Mais, comme l’a montré Bergson, son intelligence lui suggère qu »‘il trouverait souvent son avantage à négliger les autres, à ne se soucier que de lui-même. » Bien sûr, le même raisonnement va le conduire à calculer l’intérêt qu’il tirera à s’entendre avec d’autres, pour acquérir plus de force, ou avoir moins à craindre de leur égoïsme. Mais ces arrangements et ces complicités peuvent former au mieux des associations économiques et au pire des mafias, non des communautés, des sociétés qui visent à sauvegarder et à promouvoir un bien commun. L’existentialisme a révélé la prise de conscience exacerbée de cette individualité de l’homme. Toute l’oeuvre de Camus se résume à la question posée dans « l’Exil et le Royaume » : « solitaire ou solidaire ? » « L’Etranger » a incarné, si l’on peut dire, cet individu séparé des autres. Il a beau avoir une mère et une petite amie, il est un « être-pour-la-mort » suivant le redoutable concept de Heidegger. Son lien avec les autres, reçu, peut être rejeté, voulu, peut être abandonné. Il est factice. Sa mort le met à distance des autres, comme Ivan Ilitch, le personnage de Tolstoï. L’antidote le plus puissant contre ce mal de l’intelligence et de l’individualisme qu’elle suscite a été la religion, l’espérance d’une transcendance de la mort sous une forme ou une autre, la croyance en une communauté spirituelle de l’humanité, ou de la tribu d’appartenance, l’attente d’une justice supérieure à celle des hommes. Ivan Karamazov l’affirme : « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis ». Non seulement la Religion dépasse la solitude de la mort, mais elle bénit l’altruisme.
Le recul voire l’effondrement de la religion dans l’Europe contemporaine est donc un mal mortel dont ne se soucient guère les esprits frivoles. Or, notre société est conduite par une caste dont la légèreté est la marque principale. La communication privilégie le temps court. La mode se soucie de l’apparence. L’art promeut l’éphémère. L’horizon le plus lointain des politiciens est celui de leur élection prochaine. Des individus pétillants dans un monde liquide attirent les regards et aimantent une opinion versatile. Ni le recul, ni la profondeur ne subsistent. Pourquoi vouloir plonger des racines dans l’Histoire du groupe quand un avenir sans commune mesure avec le passé nous aspire ? Pourquoi accorder de l’importance à une communauté nationale étriquée quand la toile nous permet de communiquer avec le monde entier selon des préférences individuelles bien plus émoustillantes que les liens des communautés traditionnelles, les familles, les pays ou les églises ? L’importance considérable acquise par le groupe de pression LGBT, sa surexposition médiatique, la puissance de sa communication, son drapeau et ses fêtes sont autant de signes de ce triomphe de l’éphémère sur le durable. La religion chrétienne et ses différentes églises (article de Réinformation.tv) semblent aujourd’hui moins soucieuses de lui résister (article de BFMTV). Or, leur opposition à la promotion de l’homosexualité ne se cantonnait pas à la morale sexuelle. C’était, comme le rappelait Benoît XVI, la défense d’un amour « qui n’est pas fermé à la vie », qui vise à la transmettre, physiquement par la naissance, spirituellement par l’éducation (article de La Croix). Le couple enfante et éduque. Il ne se limite pas aux deux individus qui le composent, unis par des sentiments subjectifs et peut-être passagers. Il génère une solidarité entre les générations. Une famille est formée de personnes, au sens que Mounier donnait à ce mot. En chacun de ses membres, l’autre est au coeur de l’identité. Cette opposition radicale entre deux conceptions opposées de la personne humaine, entre « l’être-pour-la-vie » et « l’être-pour-la-mort » n’est donc pas un conflit des anciens et des modernes. C’est un combat vital pour notre civilisation et elle est en train de le perdre.
Beaucoup plus cruciale semble la guerre entre « l’Occident » et l’islamisme, non pas l’Occident chrétien, mais le monde libertaire, attaqué par un fanatisme religieux qui semble venir d’un autre âge et qu’on enferme dans le mot de barbarie pour exprimer une totale incompréhension à son égard. Le microcosme médiatico-politique s’évertue à distinguer d’ailleurs cette furie sanguinaire de l’islam, une croyance religieuse assortie de quelques rites et obligations, qui n’empêche pas le « vivre-ensemble ». C’est un contre-sens. La religion ne concerne pas que le for intérieur des individus. Les religions sont, avant tout, des communautés enveloppant les sociétés humaines auxquelles elles donnent un cadre mental, des règles, des principes qui s’imposent parce qu’ils sont supérieurs, sacrés. Il est frappant de constater que les attentats islamistes, qui touchent avant tout les communautés rivales là où l’islam est majoritaire, ont progressivement visé d’autres cibles en Occident. Non plus des militaires ou des églises, mais des lieux de divertissement, les symboles de l’hédonisme, le vrai moteur de notre « civilisation »: le Bataclan, les terrasses de café, un club gay, les aéroports pleins de touristes, et Charlie Hebdo, plus porteur de joie transgressive que d’opinions. La foule solitaire qui s’amuse ne forme pas une communauté capable de se défendre. Après chaque attaque, l’émotion retombe et la « vie » reprend ses droits. Comme le chantait Guy Béart, « il n’y a plus d’après à Saint-Germain-des-Près ».
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