« C’est trop tôt, pas le moment, je suis toute seule, finis tes études, attends d’avoir un boulot, on a pas fini de payer la maison, ça tombe pas bien, mon mari n’est pas d’accord, mes parents ne savent pas, et ton bac ?, tu es trop jeune, tu as toute la vie devant toi, occupe-toi de ta vie de femme, mon corps m’appartient, je ne saurai pas, il faut être mûr, ma santé ne me le permet pas … ».
Voici un échantillon de ce qu’on dit, ce qu’on entend, ce qu’on écoute, lorsque la vie se manifeste, alors qu’on ne l’attendait pas, et même lorsqu’elle avait été ardemment désirée.
Nous sommes tous aujourd’hui issus de cette culture, où donner la vie est devenu un choix.
Est-ce pour autant l’exercice de notre plus fondamentale liberté ?
Le fait que deux camps continuent de s’affronter, depuis la Loi Veil, les « pro-choix » et les « pro-vie », montre bien qu’il ne s’agit pas seulement de liberté, mais d’une opposition entre deux manières d’envisager la vie naissante.
On a transformé l’accueil de la vie, vérité naturelle, anatomique, physiologique, en symptôme à envisager, permettant plusieurs positionnements, selon des points de vue souvent antagonistes.
Plus clairement, une grande majorité des femmes a vécu ce constat : « je suis enceinte », comme une question : « comment cela va-t-il se passer ? ».
Alors, il y a les « pour », et les « contre ».
Et si nous cherchions le moyen de nous sortir de ce climat d’opposition ?
Et si la clé de ce dilemme résidait dans l’exercice de cette liberté même qu’on nous sert comme un droit à distribuer ? Et si on passait du « jouir sans entraves », à « vivre sans entraves » ?
On confond liberté, et libre-arbitre. En fait, il n’y a pas de choix, lorsqu’on est acculé à poser un acte qui nous marquera à vie, que cela soit de donner, comme de retirer cette vie en nous.
Quelles sont les entraves qui restent aujourd’hui, et qui emprisonnent les personnes dans un positionnement de choix ?
Elles sont souvent plus matérielles que volontaires. Les entraves viennent de notre culture du choix, et des dikats au bonheur franchisé selon les schémas de notre milieu : réussir ses études, réussir sa carrière, d’abord, avant tout.
Être heureux, c’est ne pas avoir de problèmes. Et si on a des problèmes, il est rare qu’on ne nous accuse pas de les avoir causés, donc si on est pas heureux, c’est de notre faute, et à nous de l’assumer.
L’accueil d’un enfant à naître s’articule autour de ces axes du droit au bonheur : il y a des conditions à remplir. Et ces conditions se sont normalisées, quelle que soit notre appartenance sociale. Autrefois, on montrait du doigt les filles-mères, de n’importe quelle fenêtre, nantie, bourgeoise ou ouvrière. Maintenant, on montre du doigt celles qui, ne rassemblant pas toutes les conditions requises pour avoir un enfant, ont le courage d’affronter ou de risquer l’exclusion, ou encore la honte. Au mieux, ces femmes ont commis « une erreur », au pire, elles ont été trop « bêtes » pour ne pas « arranger les choses à temps », « aujourd’hui où on a tant de moyens de les régler ».
Nous sommes tous concernés par cette dictature de cette conception du bonheur : là où l’avortement est quelque chose qui ne se fait pas, on trouve encore des personnes bien intentionnées pour trouver que « c’est dommage », on trouve encore des personnes qui jugent que « c’était une bêtise », que ces femmes n’ont « pas su y faire ».
Après des années d’écoute auprès de femmes en difficulté, je peux témoigner d’abord de leur courage, face à la cruelle solitude dans laquelle elles sont abandonnées, dès qu’elles envisagent de choisir une autre route que celle de leur entourage. Les difficultés sont souvent plus matérielles que psychologiques ou morales, il s’agit plus souvent d’une question financière, que d’une question féministe. On ne nous appelle pas pour nous demander notre avis, mais pour savoir s’il existe des solutions, des aides, des arguments, pour affronter des difficultés de tout ordre. Ces femmes sont souvent plus loin de se poser des questions existentielles sur leur corps, et leur liberté individuelle, que de savoir comment réagir face aux jugements de leur entourage, de la survie de leur couple, en dépit de leur choix.
Mettre au monde un enfant dépend de conditions de vie qu’on a pas toujours choisi.
Dans le pays des droits de l’homme, au sein de cette culture du droit à disposer de son corps, où tant de champions de la liberté prônent des droits pour toute les sortes de préoccupations, comment peut-on encore juger des femmes, qui choisissent d’accueillir un enfant malgré leur précarité, malgré leur solitude, ou en dépit de leur jeunesse, ou toute autre épreuve ?
Le problème, c’est qu’il n’y a qu’une manière de donner la vie, mais plusieurs pour la reprendre, pour la renvoyer d’où elle est venue, pour l’empêcher d’arriver. Ces « moyens » de disposer de son corps ont fabriqué les nouveaux marginaux de la société. Oui, une femme qui se retrouve seule à la Maternité, qui subit l’exclusion de sa famille, comme c’est souvent le cas, qui est acculée à demander de l’aide pour tout, pour subvenir aux besoins de son propre enfant, est aujourd’hui marginale.
Parce qu’elle s’est mis elle-même dans une situation que la société « prévient » pourtant à grands coups de lois et de médicaments gratuits.
L’enfant à naître doit être désiré, il doit répondre aux caractéristiques d’un projet, rentrant dans les marges d’une considération plurielle : l’homme, la femme, doivent être d’accord ensemble avant. Ensuite, ils sont tenus de répondre encore à un certain nombre de conditions : pas de chômage, un bon salaire au moins, un appartement assez grand, de quoi offrir à leur enfant les jouets que la cour de l’école lui imposeront. De plus, on leur demande s’ils sont vraiment heureux une fois que le test de grossesse répond à leur espoir. Parce que si non, pas de problème, ils peuvent changer d’avis, pas en faisant marche arrière, cela n’est pas possible, mais en utilisant les moyens mis à leur disposition. Pour le deuxième enfant, d’autres conditions s’imposent : il ne faut pas qu’il soit trop rapproché, il faut que la situation soit bien stable, il faut que la femme soit en forme etc… Et autre enfant, autre projet. Tout recommence.
Enfin, un des plus forts arguments pour ne pas laisser un enfant s’installer en nous : si l’enfant n’est pas désiré, il ne sera pas heureux. Vie pas voulue, vie foutue.
Face à cet argument, les faits : j’ai vu plus d’une centaine de femmes abandonnées, vivant parfois sur un matelas comme seule fortune, affrontant seule les moments difficiles des premiers jours à la Maternité, ou de retour dans leur maison, se démenant pour trouver un travail alimentaire, faisant le ménage dans des endroits où personne d’autre ne veut aller travailler, bravant les tutoiements méprisants de certains travailleurs sociaux, acceptant d’être jugées, jaugées, dans leur éducation, dans leurs choix de vie quotidiens, sur leur manière même de tenir une maison, là où d’autre sont laissées en paix au seul titre, qu’ayant les moyens, personne ne vient regarder comment elles passent la serpillère… sans que jamais elles ne regrettent, sans que jamais elles n’oublient le câlin du soir ou l’heure de l’école. Leurs larmes coulent en silence, tandis qu’elles portent tendrement dans leur bras, celui qu’on leur désigne comme un fardeau.
Mais aux yeux de notre culture, selon ses diktats qui nous disent comment être heureux, comment le bonheur se « gère », ces enfants n’ont pas de place.
Alors voilà pourquoi nous irons manifester à Paris, le 22 janvier 2012, depuis la Place de cette République qui nous impose sa vision d’un bonheur unique, qui vise la perfection de l’enfantement, comme un suivi de projet d’entreprise rondement mené.
Nous marcherons, parce que nous défendons les droits de ceux qui en sont dépourvus.
Nous serons la voix de ceux qui en sont à jamais privés, et celle de ceux qui ne sont pas écoutés.
Nous manifesterons cette folie d’espérer, de croire, qu’accueillir la vie laisse à tous une chance que le choix interdit.
1 Comment
Comments are closed.