Après l’assassinat des deux journalistes français au nord-Mali, ce qui étonne le plus, c’est l’étonnement. Au-delà de la tragédie au dénouement si brutal et qui nous rend tous solidaires des deux victimes et de leurs proches, certains semblent particulièrement surpris de la « froideur » de ce que d’autres osent appeler une « exécution ». Beaucoup sont effarés à l’idée qu’on puisse s’en prendre à ceux qui informent et ainsi mettre en péril la liberté de la presse. Cette réaction ne tient pas compte de la réalité. Le mot « barbare » employé par exemple par Barroso est révélateur. « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » écrivait Montaigne. Nous voulons, parfois par le discours, parfois par les armes, installer notre conception de la démocratie partout. La liberté de la presse lui est indissociable. Mais, dans un des pays les plus pauvres du monde, au territoire totalement artificiel avec une capitale située au sud, en pays bambara, et une population touareg au nord à 1 200 km de savane et de désert, est-ce réaliste ? Au mieux, comme dans notre propre histoire, il y faudra du temps. Dans la plupart des pays africains, les divisions ethniques jouent un rôle plus important que la compétition entre les partis. Les atrocités qui se déroulent depuis de longues années au Rwanda et dans les régions voisines du Congo sont toujours liées à la lutte des Tutsis et des Hutus. Les militaires de l’État malien sont tellement mal venus à Kidal, en pays touareg que les Français l’ont « libérée » avec des Tchadiens. Cette région aux contours incertains est un condensé de matière sociale explosive : une identité culturelle forte, exacerbée par un appauvrissement lié au climat et au progrès, une situation doublement humiliante, au nord avec des États arabes qui ont su exploiter les traditions guerrières et au sud avec des Etats dominés par les sédentaires, des traditions âpres chez un peuple dont l’économie incluait des pratiques violentes et inégalitaires, la présence de groupes islamistes à la faveur de frontières floues avec des pays touchés par le terrorisme comme c’est aujourd’hui le cas de la Libye, une propension à la division et aux rivalités, enfin. La région de Kidal a, en fait, été laissée à un groupe rebelle Touareg, le MNLA, qui s’est apparemment séparé des mouvements salafistes, touareg, comme Ansar-Din, et s’est même opposé au Mujao ou à Aqmi. Les désaccords internes, la compétition entre factions concurrentes, le désir de vengeance sont autant de motifs possibles à un acte qui est, à nos yeux, injustifiable.
Le nord-Mali aux confins de l’anarchie libyenne, l’Afghanistan, avec sa géographie propice à la dissidence, la Somalie, et ses pirates qui ont empoché 330 millions de dollars de rançons et coûté 18 milliards au transport maritime, mais aussi l’Irak, dont les stratèges politiques américains pensaient que son développement le rendait apte à la démocratie sont des zones de désordre international, de violences politiques, et des bases possibles, aujourd’hui ou demain, pour le terrorisme. Plusieurs pays africains sont en proie à des guerres impitoyables, notamment à la limite de l’aire musulmane. Le Printemps arabe dans lequel certains avaient cru voir la répétition de l’après-mur de Berlin, a créé des situations disparates, de la répression sunnite au Bahrein à la guerre civile syrienne, du coup d’État militaire égyptien au désenchantement islamique des Tunisiens. Qui peut y voir un progrès de la démocratie ? Et, face à cela, nos démocraties sont bien fatiguées : l’opinion publique ne veut plus qu’on expose des soldats, même professionnels, sur des terrains où la sécurité du pays n’est pas directement menacée, les budgets de la Défense diminuent partout, la solidarité « occidentale » ou européenne se fait réticente comme l’Allemagne l’a montré dans l’affaire libyenne. Plutôt que d’occuper un territoire rétif afin d’y construire une démocratie improbable, l’option est maintenant de rendre ces espaces dangereux pour les terroristes eux-mêmes, à coups de drones. L’ingérence au nom de la démocratie universelle restera sans lendemain, en dehors de l’Europe. La lutte contre un terrorisme dont nous pourrions être les victimes est un acte de légitime défense. Ce n’est plus la croisade des Droits de l’Homme. Le rêve kantien de la paix perpétuelle, le projet libéral d’un marché universel soumis au droit se sont heurtés à la réalité diverse des hommes façonnés par leurs cultures. La démocratie est née dans une civilisation hellénique et chrétienne, en un mot, humaniste, ni en Chine confucianiste ni en terre d’islam. Le jour où Libération s’est réjoui de la prise de Phnom-Penh par les Khmers rouges, il avait cru à un progrès et n’avait pas anticipé l’un des génocides les plus atroces de l’histoire. Cessons de voir le monde avec nos yeux d’européens et à travers le prisme déformant de notre histoire.
16 Comments
Comments are closed.