Un étrange phénomène se déroule en Occident, et particulièrement dans notre pays. Certaines formes de pensée paraissent de plus en plus inspirées par le désir de nier voire de détruire la base, le socle, les racines qui fondent ou nourrissent ce que nous sommes ou ce que nous pensons. Cette autodestruction prend la forme d’une mécanique infernale dans laquelle des personnes qui ne sont pas absolument dénuées d’intelligence fonctionnent comme des automates de la pensée, semblant mues par des contraintes inconscientes, ou implicites, voire encore par des schémas discursifs dont elles seraient prisonnières. On est tenté de chercher un terme pour désigner ce qui correspond à une sorte de pathologie de l’esprit. Louis Pauwels avait évoqué le Sida mental, et avait dû faire machine arrière devant le scandale provoqué par ce mot tabou. Celui qui préfère systématiquement l’autre au même, l’étranger au compatriote, le déviant au normal pourrait se dénommer « l’autriste », ou encore « l’allophile » pour éviter les termes « d’homophobe » déjà utilisé dans un sens différent et étymologiquement idiot, « d’hétérophile » ou « d’idiophobe » qui risqueraient d’être mal compris. Alain Finkielkraut avait utilisé dans « l’Identité malheureuse » un terme emprunté à l’anglais Roger Scruton, « l’oikophobie », la haine de la maison natale, ce qui me paraît à la fois bien trouvé et insuffisant car la maison, l’habitat conditionne l’habitant, mais ne le rend pas tel qu’il est, ne lui confère pas cette identité à laquelle certains ne se contentent pas de renoncer, mais lui vouent une hostilité singulière et mortelle.
Le génie occidental a inventé l’esprit critique, le doute libérateur, la destruction créatrice. La capacité de douter, de remettre en cause, de contredire l’évidence de l’apparence par le paradoxe du raisonnement constituent le propre des révolutions intellectuelles qui jalonnent le progrès humain auquel l’Occident a pris la plus grande part. Une telle affirmation arrogante serait aujourd’hui mal venue, frappée d’ethnocentrisme, les imbéciles, qui ignorent le sens des mots, diraient de racisme. Pourtant de Platon à Levi-Strauss en passant par Descartes, Kant et Schumpeter, la plupart de nos grands auteurs ont tous opéré des révolutions non-violentes qui consistaient à inverser les points de vue. Le problème est qu’aujourd’hui la machine s’est emballée. Elle tourne à vide. Elle est devenue folle. La critique est devenue un réflexe, une habitude à qui manque ce qui en constituait l’essentiel : l’intelligence lucide toujours en alerte.
La critique tournée vers soi, vers les idées, voire les préjugés dont on hérite, s’accompagne d’une naïveté, d’un aveuglement à l’égard des préjugés des autres. Il serait coupable de les souligner. Ce serait la mauvaise action du dominant à l’encontre du dominé. Par exemple la dénonciation du racisme blanc doit ignorer le racisme anti-blanc, le justifier socialement et moralement quand le premier est injustifiable. L’esprit critique rationnel qui cherche l’objectivité en se délivrant de la subjectivité, de toutes les subjectivités a été contaminé par un des révolutionnaires de la pensée, par Marx. Celui-ci pensait que l’idéologie dominante d’une société était celle de la classe qui la domine, la bourgeoisie dans le mode de production capitaliste. Avec l’abolition de ce système et la fin de l’idéologie, le prolétariat universel devait atteindre à une pensée libérée et objective. L’ennui, c’est que la classe ouvrière tend à disparaître, et avec elle, l’hypothèse du grand soir. Alors, comme un canard sans tête, le schéma dominant/dominé continue à courir dans tous les sens. Tous les dominés ont raison contre tous les dominants. L’esprit critique est devenu « déconstructeur ». Il abat les murs d’une maison dont il sonde les fondations sans se préoccuper ni de l’habitat futur ni des futurs habitants.
Quelques exemples peuvent illustrer cette dérive. Récemment Madame Schiappa chargée au sein du gouvernement de l’égalité entre les hommes et les femmes, entre les dominants et les dominées d’hier, expliquait que dans certains territoires de la République, cette égalité était en recul, menacée dès le plus jeune âge. Des parents interdisent à leurs petits garçons de serrer la main d’une fille, ou de se dévêtir en leur présence, à la piscine par exemple. A aucun moment, l’honorable Ministre ne fait allusion au fait que ce ne sont pas les territoires qui sont en cause, mais la religion des intéressés, l’islam. Elle ne le peut pas, car ce serait mettre en cause, le dominé, l’immigré musulman, par rapport au dominant, à l’indigène chrétien, ex-colonisateur : impensable ! Poussée néanmoins à révéler l’évidence, elle opère un acrobatique « rien à voir », en circonscrivant la difficulté aux « salafistes », tout en l’accompagnant d’un amalgame : les parents de la « manif pour tous ou Mme Le Pen » seraient pareils, puisqu’ils ont des réserves sur l’avortement, qu’elle appelle IVG, bien entendu. Consternant !
Un pont plus loin dans la dérive, on a le travail d’une universitaire dont l’utilité ne se discute pas puisqu’elle décline avec acharnement la prose de Foucault, dont elle copie le style, le lexique et les manies verbales. Elsa Dorlin dans « Se Défendre » évoque la violence et la légitime défense en inversant systématiquement leur signification. La « violence légitime » de l’Etat de Max Weber, ou la légitime défense de l’agressé, chez lui, la nuit et par effraction, pour être précis, ne l’intéressent pas. Ce sont les arguments du dominant. Au contraire, le droit de se défendre légitime celui qui se protège de la puissance publique. Du Ghetto de Varsovie aux patrouilles « queer » pour les homosexuels, le combat est le même… comme si la réalité était identique. Nous en sommes arrivés à ce qu’une universitaire traduise en un livre « doctement professoral » le stupide slogan soixante-huitard « CRS=SS ». Le policier transformé en torche vivante suffit à rendre ce pensum odieux. Un mot manque cruellement : la « Loi » qui fait précisément qu’une violence ou une défense peuvent être ou non légitimes… En dehors de ce mot, la prose devient vide et ne peut déboucher sur aucune société organisée. Elle se contente de détruire la maison avec la joie satanique de celui qui semble ne pas s’apercevoir qu’il sera sans toit, parce que c’était la sienne.
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