Cette tribune fait suite à celle-ci : « Les artistes font de la résistance : le Manifeste des Arts visuels »
Comment survivre à un art dirigé par l’État ?
Que faire ? Pour reprendre une formule célèbre, quelles « réformes structurelles » proposer aux élus ? D’abord, dit le manifeste, « rendre l’expertise aux professionnels » car « il n’existe pas d’autres professions où l’expertise des gens de métier soit aussi méprisée alors qu’ils sont le centre de toute une filière culturelle ». Parmi les quinze points défendus par le manifeste, beaucoup visent à restaurer une modernité de synthèse : « réhabiliter la transmission des savoirs et des pratiques artistiques ». « La réintroduction des fondamentaux des pratiques dans les programmes du collège et du supérieur » (1). Le dessin, les techniques des arts de la main, peu chères et fort démocratiques puisque tout le monde, en principe, possède dix doigts, sont à remettre au programme d’urgence. Or on sait que l’Éducation nationale a été jusqu’à sanctionner des professeurs qui avaient le culot… de faire dessiner leurs élèves (2).
Autre revendication du Manifeste : « redonner une visibilité aux artistes dans leur diversité ». Que l’État arrête de donner, rubis sur l’ongle et aux frais du contribuable, le Grand Palais à un seul artiste de l’establishment officiel international (le prochain bénéficiaire sera Buren, programmé par l’administration Sarkozy mais qui soutient Hollande… c‘est dire l‘enjeu politique !). Car, ce faisant, l’État subventionne chichement les salons historiques de peinture et sculpture. Moyennant quoi, l’État est fier comme Artaban de dire qu’il aide aussi les artistes de l’œil et de la main… alors qu’il leur reprend, en douce, la maigre subvention octroyée, en leur louant à prix d‘or, l’espace donné à Buren et consort !
Faire respecter les obligations sociales et fiscales ; créer un dispositif d’incitation fiscale, développant un mécénat, qui ne soit pas systématiquement orienté vers un art spéculatif, est un autre volet du manifeste ( la défiscalisation des achats d’œuvres non spéculatives déjà soutenu par la Maison des artistes (MDA) a connu l’échec, vu la lutte contre les niches fiscales).
Le fonctionnement des commissions est à revoir pour mettre fin à l’opacité devenue, hélas, règle courante : qu’il s’agisse du 1% ou d’attribuer subventions ou marchés publics, il faut une transparence des critères. La composition des commissions d’achat doit être connue, leurs choix motivés et les sommes dépensées clairement publiées, il s’agit quand même de l’argent du contribuable et nous sommes censés être en démocratie. En matière d’opacité, le ministère donne l’exemple : un rapport de mars 2011, consacré à l’ensemble des musées, fut jugé « si explosif que le ministère de la culture s’est opposé à sa publication » (3).
Laissons de côté la révision des procédures d’attribution d’ateliers, ou des normes juridiques et administratives qui permettent d’obtenir le statut d’artiste, de calculer des droits sociaux, les dispositions actuelles n’étant plus adaptées à un univers des plus précarisés. On ne s’attardera pas non plus sur le soutien des artistes en direction de l’étranger (absence de visa de travail et lourdes formalités douanières freinent le rayonnement de la France à l’étranger). Ne retenons que la défense du droit d’auteur. La mode actuelle est au partage des informations, à la libéralisation des échanges y compris en matière intellectuelle et artistique. Le droit d’auteur est donc de plus en plus présenté comme un archaïsme, un frein à la diffusion des connaissances, une privation du collectif au bénéfice d’un égoïsme particulier. Le droit anglo-saxon étant beaucoup moins favorable aux auteurs que la législation européenne, la tentation est grande, pour l’oligarchie au pouvoir, de céder aux mirages du mondialisme. Or, ne pas permettre à un auteur de vivre de son travail c’est, à terme, tuer la poule aux œufs d’or. Ici, comme dans d’autres filières, les différents intermédiaires prospèrent au détriment du producteur initial et toute la chaîne fait pression pour qu’il accepte de moins en moins de rétribution et ainsi sauver ou agrandir les marges…
Résister c’est apprendre, créer et transmettre
Dans la mesure où la MDA représente tous les artistes, de toutes les modernités, certains doutent de sa capacité à être un contre-pouvoir, puisque il est historiquement démontré que la modernité de rupture est prédatrice de la modernité de synthèse. Sur le net, les propositions fusent. La suppression du corps des « inspecteurs de la création artistique » est un vœux fréquent : rien que leur intitulé hérisse le milieu artistique depuis des lustres. Car enfin, un inspecteur inspecte normalement d’autres fonctionnaires, or ceux-ci inspectent des artistes, fonctionnarisant ainsi la profession artistique !
Autre revendication : créer une deuxième École nationale supérieure des beaux-arts où seraient enseigné les métiers artistiques, les techniques de l’œil et de la main, au plus haut niveau. Les beaux-arts actuels, si mal nommés, deviendraient “l’École d’Art contemporain”, on y enseignerait, comme aujourd’hui, le marketing, la mise en réseau, les détournements sémantiques, l’art de courtiser les subventions, etc. Proposition conjointe : demander qu’un certain nombre de commandes, d’achats, de résidences d’artistes, de séjours à la Villa Médicis, de bourses, soient réservées aux arts de la main avec un accès équitable aux médias du service public de tous les courants artistiques… (car l’exclusion du service publique entraîne celle du privé, tant, en France, l‘État depuis Colbert donne le ton) .
Bref, certains en arrivent même à imaginer une scission du ministère de la culture en deux : le patrimoine, la modernité de synthèse d‘un côté, l‘art très contemporain, officiel, financier et spéculatif de l’autre avec sa « com » strass et paillette ! C’est dire le malaise d’une profession devant une situation anormale : une administration étatique de la création, gérée de façon opaque par des réseaux fermés. Les artistes veulent un État régulateur et non plus juge et parti. « Un retournement à 180° » dit le manifeste de la MDA : une révolution ?
> Le blog de Christine Sourgins
1. On note aussi la revalorisation de la profession d’historien de l’art… il est vrai que la création d’une chaire et d’une agrégation d’histoire de l’art est un vieux serpent de mer.
2. Christine Sourgins, Commentaire n°117, printemps 2007, « Un cas d’inquisition dans l Éducation nationale », pp 223 à 230.
3. Ariane Warlin, La face cachée du Louvre, Michalon, 2012, p 162.