Parfois, en lisant certaines nouvelles, on croit rêver. On sait que la France n’est plus gouvernée mais poussée au gré des pulsions de dirigeants inconséquents. On sait qu’elle s’enfonce résolument, volontairement, dans une parodie de démocratie. On sait que chaque jour qui passe donne de nouvelles armes à un autoritarisme, à une pensée unique qui ne dit pas son nom. Mais même alors, on arrive à être surpris de la vitesse à laquelle elle court à sa perte.
Bien sûr, on a bien compris que le fascisme, celui qui sent bon le cuir neuf de bottes militaires, ne s’installera pas en France. Tant de bonnes consciences veillent que c’en est impossible, voyons. Ou disons, pas tout de suite. Il faudra des étapes, progressives.
Mais parfois, les soubresauts de l’actualité donnent une impression d’accélération subite, dans la mauvaise direction.
Prenez le cas de Bernard Mezzadri, professeur de grec et de latin et maître de conférences à l’université d’Avignon et des pays de Vaucluse (UAPV) ; par un e-mail interne, il apprend que son établissement va bientôt recevoir le Premier ministre, Manuel Valls. En réponse, il poste sur le forum interne des enseignants-chercheurs et des personnels de l’UAPV une petite remarque narquoise :
« J’espère qu’en cette grande occasion la délégation de l’UAPV comptera suffisamment de « blancos » (et pas trop de basanés), afin de ne pas donner une trop mauvaise image de notre établissement.
Et s’il faut vraiment serrer la main du chasseur de Roms (qui naguère prônait la livraison des résistants basques aux tortionnaires franquistes), il existe des anti-émétiques moins dangereux que le Motilium…»
En faisant ainsi référence à des « blancos », le maître de conférences fait un rappel — pas très fin, convenons-en — d’une saillie du Premier ministre, alors maire d’Evry, qui avait tenu des propos similaires en 2009 sur un marché de la cité :
« Belle image de la ville d’Évry. Tu me mets quelques Blancs, quelques « whites », quelques « blancos »…»
Autrement dit, Mezzadri voulait essentiellement rappeler la petite phrase soufrée du maire devenu Premier ministre et insister sur le caractère ambigu de son comportement et de ses opinions.
Nous sommes en France, patrie des Droits de l’Homme, de la Liberté d’Expression et apparemment de la délation : une telle phrase, dans un e-mail à caractère restreint, ne pouvait laisser de marbre l’administration du maître de conférences. Plainte fut donc promptement posée pour outrage à personne dépositaire de l’autorité publique, et Emmanuel Ethis, alors président de la fac en question, se chargera d’informer le procureur de la République.
Procès il y a donc eu : ce mercredi 27 janvier, une amende de 2 000 euros avec sursis a été requise contre Bernard Mezzadri. En outre, le réquisitoire du procureur laisse plus que pantois. Pour Bernard Marchal, l’affaire est claire : bien au-delà d’un crime de lèse Premier-ministre, tout ceci est bel et bien du racisme :
« Ce que je reproche à M. Mezzadri c’est de poser dans le débat la question de la distinction de race et de couleur dans la définition de la valeur d’un établissement universitaire. On entre dans un discours potentiellement raciste. »
Vous avez bien lu : alors que le professeur rappelle les écarts idéologiques de Manuel Valls en employant l’expression que ce dernier employa il y a quelques années, le procureur a décidé de considérer que, ce faisant, le maître de conférences sombrait lui aussi dans le vilain méchant racisme.
Pour un observateur un tant soit peu lucide, cette situation est consternante.
Consternante parce qu’elle indique clairement que la liberté d’expression, même sur un forum interne, est sévèrement limitée et qu’il devient dangereux de s’exprimer librement sans immédiatement encourir les foudres de l’administration ou de l’un ou l’autre délateur qui viendrait à rapporter ces propos au Procureur de la République.
Consternante, parce qu’elle montre assez clairement que certains (en l’occurrence, le procureur Marchal) n’hésitent absolument pas à tordre les contextes pour faire mousser une affaire qui aurait dû rester d’une banalité affligeante.
Consternante, parce qu’elle dévoile que le pays est parfaitement mûr pour sa chape de plomb intellectuelle, tout le monde pouvant, à tout moment, tomber sous les accusations de plus en plus fantaisistes (foutaisistes ?) du premier venu ou de son copain bien placé. Si l’État français devait mettre en place une police politique, elle aurait probablement cet aspect-là : d’un côté, de bons petits soldats, prêts à dénoncer la saillie déplacée, l’humour douteux mais surtout politiquement chargé, de l’autre des gens de loi n’hésitant pas à faire parler d’eux. Et si, pour le moment, on parle surtout d’une amende de 2000€ avec sursis, rien n’interdit d’imaginer un jour une peine de prison (avec sursis au début, puis ferme).
J’exagère ? Alors, dans ce cas, je ne suis pas le seul. Pour certains, la situation est même « pire que sous Sarkozy »… Oui, pour Mélenchon lui-même, dans une interview au Journal du Dimanche, il n’y a plus de doute :
« Sur tous les marqueurs de l’époque – et au premier rang le chômage – la situation est pire que sous Sarkozy. Quant aux dommages moraux, ils sont vertigineux. François Hollande est le nom de toutes nos misères et de toutes nos désillusions. Aujourd’hui, les gens n’ont plus de repères politiques : pour eux, droite et gauche sont deux blocs faisant la même politique. »
Alors oui, certes, il faut tenir compte du positionnement du leader du Front de Gauche. Il faut aussi tenir compte de la rancœur qu’il a certainement accumulée au contact du premier secrétaire du PS, puis du candidat PS puis du Président de la République, rancœur qui explique sans aucun doute la violence du constat qu’il pose.
Mais on ne peut pas non plus lui retirer une certaine lucidité lorsqu’il remarque que la situation actuelle est effectivement pire que celle qu’avait laissé Sarkozy (le chômage, notamment, a explosé sous Hollande). En outre, et c’est illustré par l’actuelle affaire Mezzadri, la situation morale du pays est effectivement pire que celle qui prévalait il n’y a encore que quatre ans : tous les indicateurs de liberté d’expression, d’indépendance de la Justice ou de droits individuels fondamentaux ont viré au rouge, et l’état d’urgence, auquel Mélenchon fait d’ailleurs allusion, aggrave encore la situation. Pour lui, s’il était « pleinement justifié dans les premières heures » suivant les attentats de novembre à Paris,
« dans la durée, cela fait reculer nos libertés collectives, sans aucun gain en termes de sécurité. »
Faut-il que la situation soit à ce point grave qu’il faille un homme d’extrême-gauche, aux élans régulièrement collectivistes, pour nous rappeler ces évidences, celles-là même que s’époumonent à crier partout les libéraux, à savoir qu’effectivement, cet état d’urgence atteint tous les jours nos libertés sans aucun gain de sécurité ?
Au vu de ce qui se passe tous les jours, au vu de cette consternante affaire d’Avignon, et alors que tout se met en place pour une extension invraisemblable d’un état d’urgence que plus rien ne justifie réellement, comment douter du chemin que prend l’État français ?
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