Ah, décidément, sale temps pour Bitcoin. En l’espace de quelques jours, la monnaie cryptographique a eu le privilège de connaître une montée stratosphérique, suivie d’une descente assez raide et de la critique négative de deux poids lourds de l’économie, Joseph Stiglitz d’un côté et Jean Tirole de l’autre.
Pas facile d’être une cryptomonnaie par les temps qui courent.
Il faut dire qu’avec la récente explosion du cours du Bitcoin, qui est passé en un an de moins de 1000€ à plus de 9000€, cette monnaie cryptographique a tout ce qu’il faut pour déclencher, une nouvelle fois, les petites remarques acides de ceux qui, n’y comprenant généralement à peu près rien, s’empressent pourtant d’émettre un avis péremptoire jugeant que tout ceci n’est pas très sérieux. Et cette semaine, outre quelques chroniqueurs comme Jean-Marc Daniel qu’on a connu nettement mieux inspiré, notons les récentes saillies de deux prix Nobel d’économie, à savoir Stiglitz qui a sobrement demandé à ce que le Bitcoin soit banni, et Tirole qui, à l’occasion d’une tribune dans le Financial Times, s’est ouvertement inquiété de la montée en puissance de cette cryptomonnaie.
Avec cette demande aussi loufoque que liberticide, Stiglitz n’étonnera pas grand-monde. Ce n’est pas la première fois que le prix Nobel s’enlise gentiment dans les remarques parfaitement antilibérales, et cette fois-ci n’échappe pas à la règle : pour le vieil universitaire, Bitcoin n’existe et n’a de valeur que parce qu’il permet de mener des activités financières illicites, d’échapper à l’impôt et à la régulation. Et comme l’augmentation récente du prix emmène avec elle des hordes de petits épargnants, il semble évident que la bulle, lorsqu’elle éclatera, effacera des mois de gains fous, ruinera ces épargnants et sèmera la désolation dans des familles entières.
Moyennant quoi, l’interdiction semble pour Stiglitz une solution toute trouvée. Le pauvre homme, ne sachant probablement pas trop se servir d’internet, n’a pas reçu le mémo : la Chine, bien plus totalitaire qu’Oncle Sam, n’est pas parvenue à interdire la cryptomonnaie. On s’interroge sur la méthode qu’il faudra employer très concrètement alors que, petit à petit, les monnaies numériques (Bitcoin en tête) s’insinuent un peu partout et se dispensent progressivement de tout point unique d’échange – pour information, des sites sans serveur central et sans autorité centralisatrice permettent à présent d’échanger les cryptomonnaies et les monnaies étatiques entre elles, ce qui rend difficile toute tentative d’attraper les individus concernés par l’échange…
Plus tristement, du côté de Jean Tirole, on retrouve un peu les mêmes appréciations.
Si – et on peut l’en remercier – le prix Nobel français n’est pour sa part pas favorable à une interdiction pure et simple comme le propose le brave Joseph S., il n’en laisse pas moins largement percevoir son plus grand scepticisme sur l’avenir de cette monnaie… Pas tant sur son parcours que sur sa réelle utilité : pour lui, il s’agit d’un actif « sans valeur intrinsèque » puisqu’il n’y a pas de réalité économique derrière, que rien ne protège les particuliers et les acteurs financiers d’un éventuel effondrement, et rejoint son copain Joseph lorsqu’ils concluent tout les deux que ce machin-truc numérique n’a pas de « rôle social ».
Evidemment, venant de la part de ces économistes, il sera très mal venu de balayer d’un geste rapide en disant qu’ils n’y comprennent rien.
C’est probablement en partie exact sur le plan purement technique, mais quelques éléments restent cependant pertinents : ainsi, les remarques sur l’absence de valeur intrinsèque ne sont pas totalement infondées dans la mesure où une monnaie, pour exister, doit absolument s’appuyer sur les échanges qu’elle est censée permettre. Or, tout porte à croire que Bitcoin n’a certainement pas atteint la masse critique d’utilisation auprès des individus dont n’importe quelle autre monnaie dispose, imposée qu’elle est par un Etat et disposant en cela d’un monopole arbitraire. De ce point de vue, la valorisation du Bitcoin représente bien plus un voeu, un pari sur un avenir tout à fait incertain qu’un jour, peut-être, les cryptomonnaies remplaceront tout ou partie des échanges monétaires actuels. Et comme tout voeu, tout pari, il y a bel et bien une énorme part d’inconnu qui peuvent justifier la tirade sur l’absence de valeur intrinsèque.
En revanche, ni Tirole ni Stiglitz n’ont, semble-t-il, analysé le phénomène au-delà du récent engouement parfaitement artificiel, émotionnel et presqu’entièrement motivé par l’avidité pure qui occupe les marchés actuellement. Et cette absence (assez consternante de la part de ces universitaires pourtant renommés) est d’autant plus visible lorsqu’ils évoquent les autres problèmes du Bitcoin et des cryptomonnaies.
Ainsi, l’absence de protection des acteurs financiers et des particuliers n’est pas un handicap, mais bien une fonctionnalité directe et désirée par ces monnaies. C’est bien l’introduction de ces mécanismes de « protection », exclusivement du fait de l’État, qui a largement perverti le capitalisme tel qu’il devrait être pour le transformer dans l’abomination économique qui gangrène toute notre société actuellement. C’est en effet le fait que les banques soient devenues, de facto, « too big to fail » qui a permis de créer un capitalisme sans faillite, avec à la clef la formation de métastases financières cancéreuses bien plus dangereuses que ces faillites, à l’instar d’une morale d’où tout péché et toute punition serait absente qui transforme ceux qui la pratiquent en véritable démons incapables de contrôler leurs pulsions les plus basses.
C’est bien le fait d’empiler des masses de régulations et d’interdictions du profit par des sources simples et visibles qui a poussé les opérateurs de marché, pour retrouver des marges de manœuvre ainsi que des sources de profit, à créer des outils financiers toujours plus complexes au point de rendre certains montages totalement opaques et particulièrement toxiques. Or ces régulations et ces interdictions n’ont pas été trouvées sous le sabot d’un cheval mais sont la résultante directe de l’action de l’État.
C’est bien par le fait d’avoir systématiquement « protégé » le petit épargnant que l’État l’a totalement mis à la merci des banques : en lui enlevant progressivement toute responsabilité puis toute possibilité d’étudier exactement le bilan de ces banques, en rendant ces derniers incompréhensibles, en imposant de surcroît à ces épargnants de passer par ces banques, en lui interdisant de retirer ou de déposer (pour son bien, fut-il dit !) trop d’argent liquide d’un compte, on a tout fait pour attacher fermement un client à une banque en lui ôtant toute envie de devenir maître de sa propre épargne. Bilan : lorsque (et pas « si ») l’une ou l’autre banque fera une faillite retentissante, personne ne l’aura vu venir, personne n’aura les moyens de mettre ses économies à l’abri et l’État s’assurera que la misère sera répartie également entre tous. Youpi, quelle belle protection !
Autrement dit, cette absence de protection des acteurs financiers dont les cryptomonnaies « souffriraient » est en réalité une absolue nécessité, un rappel (éventuellement douloureux) que la prise de risque ne s’accompagne pas toujours d’un succès flamboyant, qu’une faillite est toujours possible et que l’État n’a pas à veiller au bon sommeil de tous et chacun avec l’argent des autres. Ceci ne semble effleurer ni Stiglitz, ni Tirole, au contraire même.
Quant au rôle social, on s’interroge ardemment sur celui que nos économistes veulent absolument faire tenir à la monnaie puisque Tirole va jusqu’à s’offusquer, au travers de ces cryptomonnaies de malheur, de sa privatisation. Parbleu ! Où va-t-on si la monnaie devient battue par des individus indépendants et pas par un État dont tout indique (historiquement) qu’il saura toujours faire mieux que le marché ! Où pourrait-on aller si l’impression de billets à la volée, comme jadis pendant la République de Weimar, ou il y a quelques années au Zimbabwe, ou comme actuellement au Venezuela, l’État ne peut plus cracher du papier monnaie comme d’autres des assignats ? Comment diable l’État trouverait des « ressources supplémentaires » (selon Tirole) s’il ne peut plus spolier l’épargnant avec de l’inflation ? Où irait le monde si, subitement, la réserve fractionnaire et toutes ses dérives (argent dette et bidouillages comptables empilés les uns sur les autres) venaient à disparaître, si l’inflation n’existait plus comme cette période au XIXème Siècle où la croissance n’a jamais été aussi forte, si les individus pouvaient échanger librement entre eux, en abaissant drastiquement le coût des transactions (tendance, qui, au demeurant, ne s’est pas démentie depuis le début de l’Histoire) ?
Franchement, à part risquer l’enrichissement des plus pauvres et un progrès humain considérable, on se le demande !
Alors oui, bien évidemment, Bitcoin est dans une bulle : tout le monde et son chien veut y investir, c’en devient comique. Et bien évidemment, ceci imposera une saine correction. Peut-être même (probablement, en fait) Bitcoin sera détrôné de sa position et de nouvelles monnaies cryptographiques prendront sa place. Mais de grâce, Joseph, de grâce, Jean, laissez faire le marché, l’inventivité de l’Homme et la force des individus libres. Ils ont survécu à bien plus rude que les subprimes, la crise de 1929 ou même la bulle des Tulipes, et n’ont que faire de vos rodomontades.
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