Paul Valery, dans le texte qui commence par la célèbre formule « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », évoque trois crises, militaire, économique et intellectuelle. C’est la troisième qui, pour lui, est la plus dangereuse. La confusion des idées, la bousculade des fantômes idéologiques dans la pensée européenne, créent une incertitude de repli aussi redoutable que la certitude immobile des sociétés fermées. Presque un siècle plus tard, une autre guerre, et un rétrécissement de l’Europe dans le monde étant advenus, ce jugement apparaît de plus en plus fondé. L’Europe ne sait plus ce qu’elle est. Les nations européennes ne sont plus elles-mêmes sans que l’Europe ait acquis pour autant une identité dont l’idée même semble offusquer ses dirigeants. Submergée par les autres continents, par les produits asiatiques, les hommes africains et la civilisation américaine, l’Europe implose, et ses hommes d’Etat ressemblent de plus en plus aux capitaines de vaisseaux désemparés.
Ce qu’on appelle improprement la crise migratoire, c’est-à-dire l’impuissance des Etats à protéger leurs frontières et à faire régner l’ordre légal à l’intérieur de celles-ci, offre actuellement le spectacle de la confusion et de l’indécision politique. Notre Premier Ministre, le verbe fort et le menton éloquent y assume le rôle du matamore qui dit n’importe quoi, mais avec beaucoup d’assurance. De l’ouverture d’un Centre d’accueil de jour à Calais en 2015, à la fermeture de la « jungle » en 2016 au même endroit, puis à la promesse de supprimer le campement sauvage ouvert Place Stalingrad à Paris, tandis que des centres d’accueil et d’orientation sont créés sur tout le territoire, Manuel Valls tente de cacher l’incapacité de l’Etat à maîtriser la situation par des discours creux et dénués de cohérence. Il est clair qu’il y a un grand nombre d’immigrés clandestins dans notre pays. Le passage massif d’Africains subsahariens de la Libye vers l’Italie entretient le flux. La guerre que nous entretenons en Syrie n’y tient qu’un rôle marginal sauf pour justifier l’immigration compassionnelle. Beaucoup de ceux qui parviennent en France vont demander l’asile. Les demandes ont augmenté de 22% entre 2014 et 2015. La plupart seront déboutées. Mais ceux qui n’auront pas obtenu le statut ne seront pas reconduits dans leurs pays d’origine et rentreront en fait dans la clandestinité. D’autres encore ne font que passer pour chercher la terre promise britannique et, n’y parvenant pas, se fondront aussi dans la grisaille de l’illégalité. C’est ainsi que l’Etat est défaillant sur une des missions régaliennes essentielles, la protection et le contrôle du territoire, tandis qu’il multiplie les dépenses pour héberger les migrants. Alors, le Chef du Gouvernement se réfugie dans la phraséologie. En visite au Ghana, il déclare : » Le pays des droits de l’homme, de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 65 millions d’habitants, 5e puissance économique mondiale, ne pouvait pas aux yeux du monde, ne pas être capable d’assurer sa tradition de terre d’accueil ».
En soulignant l’objectif démographique, le Premier Ministre lance ainsi aux Africains un appel qui est étrangement contradictoire avec les promesses de maîtrise migratoire formulées dans l’Hexagone. Le discours tenu à l’étranger s’oppose donc à celui réservé aux Français. La référence incantatoire aux droits de l’homme couvre la forfaiture. La déclaration française de 1789 ne stipule nullement que la France soit un terrain vague ouvert à tous. Elle distingue, au contraire, les hommes en général qui ont des droits naturels, et les citoyens, ceux qui par leur vote vont exprimer la volonté générale qui est la source de la loi. Elle rappelle aussi que la souveraineté réside dans la nation, c’est-à-dire dans le corps des citoyens. Prétendre que la prise en charge de l’asile relève de la solidarité nationale, quand l’asile n’est qu’un moyen incontrôlé de favoriser l’immigration clandestine est à l’évidence une trahison de la volonté populaire. Le peuple n’a donné aucun mandat pour ce faire. Proclamer cet objectif à l’étranger pour séduire celui-ci ne peut qu’éveiller le soupçon que nos gouvernants n’ont pas pour but premier l’intérêt supérieur du pays, mais seulement de prolonger une situation ambiguë dont on attend des bénéfices à court terme en l’absence de véritable solution.
De riches cités, de puissantes civilisations, des empires ont disparu ou n’ont laissé dans le meilleur des cas qu’une population rabougrie autour de ruines. Les guerres et les invasions militaires n’ont pas été les seules causes de ces effondrements. Babylone a disparu. La Grèce qui s’était répandue de l’Adriatique à l’Indus et au Nil s’est d’abord repliée sur la Méditerranée orientale pour finir en ce petit pays malade de l’Europe écrasé par le poids de son Histoire. L’Empire Romain a succombé davantage à l’hiver démographique et à la disparition du patriotisme qu’aux invasions barbares. A force de chercher une solution au déclin démographique et au vieillissement de sa population dans l’arrivée d’une population étrangère de plus en plus éloignée culturellement et de plus en plus nombreuse, l’Europe, la France seront incapables d’assimiler les immigrés qui resteront groupés et maintiendront puis développeront des identités qu’Amin Maalouf a justement qualifiées de meurtrières. Poursuivre cette politique faite d’aveuglement et de mensonge est évidemment suicidaire.
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