Si, lors des deux élections présidentielles précédentes, la question ne semblait pas trop occuper les esprits, l’abstention à celle qui se déroule actuellement est le sujet de beaucoup de débats enfiévrés et l’objet d’estimations fébriles alors que le second tour approche à grands pas.
C’est logique, du reste : il n’y a pas eu, dans l’histoire de la Cinquième République, d’élections si tendues, aux camps si marqués et aux clivages si prononcés. Le seul précédent s’en approchant était l’élection opposant Jacques Chirac avec Jean-Marie Le Pen et l’époque était sensiblement différente puisqu’alors, la droite et la gauche parlementaires s’étaient tombés théâtralement dans les bras l’un de l’autre pour, prétendument, arrêter l’hydre fascistes aux portes du pouvoir.
Cela avait un peu impressionné le citoyen lambda qui, alors, n’en demandait pas tant et se remettait simplement du petit coup de tonnerre de la disparition en rase campagne de la gauche plurielle et frisée dès le premier tour.
Cette fois-ci, cependant, tout indique que la mayonnaise prend moins bien. Entre une gauche très fragmentée qui refuse toute idée de soutenir un candidat qu’elle ne peut, décidément, pas encaisser, et une droite toute aussi fragmentée qui tergiverse franchement à soutenir Macron, le Front Républicain qui marcha en 2002 peine à déclencher les mêmes ferveurs en 2017.
En pratique, c’est plutôt l’abstention qui semble marquer des points.
Cette abstention est devenu une pratique fort intéressante dans ces dernières élections, d’autant plus qu’elle déclenche à présent une myriade de réactions dont certaines, outrées, illustrent bien les tensions qui parcourent la société française dont chaque individu semble sentir qu’elle est à un point de rupture.
Si, jusqu’à présent, cette abstention était surtout reprochée par les politiciens qui y voyaient un acte incivique ou, très certainement, politiquement incorrect de refus de participer aux grandes messes citoyennes et festives, l’élection actuelle tend à la faire basculer dans les choses impensables, innommables voire tabous : pour un nombre croissant de politiciens, de journalistes, de frétillants chroniqueurs ou de citoyens lambdas, c’est décidé, s’abstenir en cette période est un acte politique honteux ; refuser de faire un choix clair entre deux candidats revient de fait à favoriser l’un des deux.
Mais si, c’est évident ! Si vous ne votez pas, c’est que vous voulez favoriser l’un des deux. Et comme vous voulez favoriser l’un des deux (c’est une évidence, vous dis-je, ne discutez pas), si celui-là est finalement élu, ce sera de votre faute. Dès lors, l’abstention empêchera quiconque la pratique d’obtenir le label « 100% moutontribuable citoyen » qui assure au politicien consommateur une viande moelleuse et charnue, à l’obéissance soigneusement dosée.
Pourtant, à l’analyse, il y a certainement des douzaines de raisons qui poussent les uns et les autres à s’abstenir, mais la plus logique consisterait à considérer que l’abstention représente d’abord un rejet du système. A contrario, on pourrait raisonnablement penser que le vote blanc revient à dire qu’on adoube le système (puisqu’on a participé au vote), mais qu’on met tous les candidats disponibles sur le même plan : pour le voteur blanc, ils sont tous égaux, se valent tous, et peu importe celui qui sera finalement désigné, il s’en accommodera. En revanche, le vote nul indique clairement qu’aucun des candidats ne satisfait le voteur qui, malgré tout, veut continuer à s’exprimer de la sorte, par le vote.
Bien sûr, cette vision des choses n’est pas encore la plus répandue, à tel point que, pour le moment, blancs et nuls sont comptés dans le même paquet, et que l’abstention ne donne qu’une vague indication de l’intérêt porté par les citoyens au suffrage proposé.
Pourtant, on pourrait imaginer mettre à profit ces expressions alternatives : on peut imaginer qu’un scrutin qui ne parvient pas à passer au-dessus des 50% de participation devrait purement et simplement être annulé. La situation serait alors inchangée, le système placé en affaires courantes pendant une période définie à l’avance (plusieurs semaines ou plusieurs mois) après laquelle un nouveau scrutin est organisé. Rappelons que plusieurs pays ont montré pouvoir fonctionner en affaires courantes ; l’excuse du chaos aux portes du pays si un vote n’a pas lieu n’est donc pas crédible.
De son côté, si le vote nul parvient à rassembler le plus de voix, cela signifie qu’en majorité, les votants rejettent tous les candidats. Le scrutin est donc reporté, et tous les candidats en lice sont éliminés (les candidats devenant de fait inéligibles pendant une période tampon définie à l’avance). Le renouvellement de la vie politique à portée de bulletin, voilà qui rendrait les scrutins particulièrement jouissifs, non ?
Mais à la limite, peu importent ces propositions : en l’état actuel, l’abstention est honnie dès lors que les enjeux semblent, aux yeux de certains, devenus à ce point impérieux que l’émotion l’emporte sur la raison et que tous les arguments, même les plus contre-productifs, sont alors sortis pour justifier qu’on vilipende l’abstentionniste.
Dans ce dernier cas, s’abstenir reviendrait alors à fouler au pied la démocratie, a minima, ou à oublier vilainement « tous les gens qui sont morts pour le droit de vote et gnagnagna » (ce qui fera pouffer ceux qui ont deux doigts de culture à ce sujet). Sauf qu’une démocratie où l’on doit absolument choisir entre deux candidats A ou B, sans possibilité ni de s’abstenir, ni de voter blanc ou nul soit parce que ces derniers ne sont pas comptabilisés et n’ont aucune signification dans le scrutin, soit parce que la pression populaire interdit telle abomination, bref, une démocratie qui s’impose ce genre de contraintes, eh bien… ce n’est plus une démocratie : c’est une dictature, rendue à peine plus douce par l’existence de partis officiels sur lesquels on impose de se prononcer.
En somme, dans un paradoxe troublant, on se retrouve à faire semblant de lutter contre le fascisme en empruntant tous les détours qu’il utilise pour faire passer les idées les plus liberticides. Et dans l’élection qui nous occupe, cette crispation atteint des sommets parce qu’on lui prête beaucoup plus de vertus ou de torts qu’elle n’est réellement capable de véhiculer.
En pratique, il n’est qu’à voir les débats dans les médias, les fils Twitter ou Facebook des uns et des autres pour voir qu’il est plus que temps que ces élections s’achèvent : chacun trouve dans la position différente de l’autre, y compris abstentionniste, une excellente raison de l’invectiver, et tous les démocrates d’opérettes semblent oublier avec une facilité déconcertante que l’expression démocratique passe, justement, par cette pluralité d’opinions.
La réalité, c’est qu’une forte abstention entame durablement la légitimité de celui ou celle qui décroche la timbale, et ça, soyons clair, cela terrorise tous les politiciens qui savent qu’ils doivent toujours, au final, imposer leur volonté sur une partie croissante d’individus qui ne croient plus en leurs promesses. Et dans cette élection particulière, une forte abstention serait un signe supplémentaire d’une présidence fortement rocailleuse.
Or, a-t-on vraiment besoin d’une faible abstention pour savoir que ni Macron, ni Le Pen ne semblent capables de rassembler une majorité solide autour d’eux ? A-t-on besoin d’une faible abstention pour comprendre que l’élu(e) devra, quoi qu’il arrive, fortement composer avec des tendances contraires pour seulement espérer tenir le pays ? A-t-on besoin d’une faible abstention pour pouvoir dire que le président, une fois en poste, pourra vraiment obtenir l’assentiment de ses concitoyens, alors qu’inévitablement, son électorat sera un composite improbable, et que son opposition fera feu de tous bois pour se faire entendre, abstention ou non ?
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