Lors d’un débat politique retransmit récemment sur la télévision d’État, l’un des protagonistes – Monsieur Mélenchon pour ne pas le nommer – nous a opportunément rappelé que la France est sans doute le dernier pays au monde où la « lutte des classes » est encore considérée comme une vision réaliste et crédible de la société. Le moment me semble donc bien choisi pour vous raconter l’histoire de Robert et Francis, deux enfants de la deuxième moitié du XXe siècle qui ont ceci de commun avec Johnny Hallyday qu’ils sont nés en 1943.
Robert et les affres du lumpenprolétariat
C’est donc en 1943, à Paris, dans le quartier de la porte de Vanves que naît Robert. Fils d’ouvrier, le petit Robert perdra sa maman dès l’âge de 5 ans et c’est sa grande sœur, Ivonne, qui se chargera d’élever la fratrie. Son père, fou de chagrin, parviendra à nourrir ce qui reste de sa famille quelques années encore avant de rejoindre son épouse dans la tombe. L’enfance de Robert, c’est une misère que les jeunes de maintenant ne peuvent même pas imaginer. C’est l’enfance d’un gamin qui fait le chiffonnier pour pouvoir se payer une paire de chaussures, qui n’a pas de quoi s’offrir des sous-vêtements et qui n’a aucune certitude, quand il rentre chez lui le soir, de trouver un dîner sur la table.
Robert a donc grandi là, entre voyous et militants communistes. Mille fois, il a eu l’occasion de mal tourner mais, sans doute grâce à Ivonne, il restera finalement dans le droit chemin. Adolescent, il n’est pas bien grand mais c’est un garçon solide : il devient déménageur avant de se reconvertir dans le bâtiment. Il faut dire que durant les 30 glorieuses, du travail dans le bâtiment, ça ne manque pas. Robert commence comme apprenti puis, fort de quelques années d’expérience, s’installe à son compte finira même patron d’une petite entreprise de dix salariés.
Un été, Robert décide avec quelques amis de s’offrir les premières vacances de sa vie et jette son dévolu sur un village italien du Club Med. Bien lui en prit : il y rencontre Mireille. Coiffeuse, issue d’un milieu modeste comme lui, elle est aussi blonde qu’il est brun : c’est le coup de foudre suivi d’un mariage dont naîtront deux enfants. Entre temps, Robert se lasse des tracasseries administratives et fiscales que lui imposent sont rôle de patron et décide de devenir formateur ; Mireille, désormais jeune maman, abandonne la coiffure pour trouver un travail de bureau.
Francis et l’opulence de la bourgeoisie
C’est à Mâcon que Francis voit le jour. Fils d’un haut fonctionnaire d’origine bretonne et d’une infirmière issue de la meilleure bourgeoisie rochefortaise, il est le cadet de sa fratrie. Ses premiers souvenirs d’enfance datent de la période de l’immédiat après-guerre, lorsque son père, responsable de l’occupation militaire d’un länder allemand, avait reçu pour logement de fonction le château du prince local. Puis, ce fût une magnifique maison patricienne sur les rives du lac de Constance avant que l’État ne décide finalement que le père de Francis lui serait plus utile dans une carrière préfectorale.
Au gré des affectations paternelles, Francis et ses frères et sœurs, navigueront ainsi de sous-préfectures en préfectures, en France métropolitaine comme en Algérie et ne connaîtront, de toute leur enfance, que des demeures somptueuses scrupuleusement entretenues par un personnel de maison aux petits soins. Très tôt, Francis développe un goût certain pour l’aventure mais se montre en revanche plus circonspect dès lors qu’il est question d’étudier ; de fait, il n’aura jamais son baccalauréat. Peu importe : après un bref passage dans l’armée de terre, il trouve – grâce au réseau paternel – un bon poste dans l’administration à Marseille.
C’est un beau soir d’été, lors d’une soirée mondaine de la meilleure bourgeoisie marseillaise, qu’il rencontre Christelle. Issue d’une famille d’industriels du Nord – industrie textile, cela va de soi – qui a fui l’occupation nazie pendant la guerre, elle est jeune, belle comme un cœur et loin d’être insensible au charme de Francis. De leur mariage naîtront trois enfants qui connaîtront l’enfance dorée et ensoleillée des gamins des beaux quartiers de la citée phocéenne.
Mon ennemie de classe
J’ai rencontré Marie à la toute fin des années 1990. Moi, le jeune provincial qui découvrais la capitale à l’occasion de mon premier emploi et elle, ma fleur de banlieue, qui avait décroché son poste grâce aux excellentes relations que sa maman entretenait avec les ressources humaines. Nous étions jeunes, nous travaillions sur le même open space, nous étions l’un et l’autre célibataires… Quelques semaines plus tard, nous emménagions ensemble ; encore quelques mois et nous étions mariés.
Si je vous raconte cette histoire, c’est que, voyez vous, Marie est la fille de Robert et Mireille tandis que moi, je suis le fils aîné de Francis et Christelle. C’est-à-dire que chez nous, si j’en crois Monsieur Mélenchon et ses amis, la lutte des classes est un sujet particulièrement épineux puisqu’elle traverse notre salon (et notre lit conjugal).
En effet, si vous l’étudiez du point de vue de l’historicisme marxiste, notre petite famille est un champ de bataille homérique, le lieu de l’espace et du temps où le prolétariat, en la personne de mon épouse, tente de mettre fin à la domination de la classe bourgeoise et capitaliste que j’ai l’honneur de représenter. Je vous laisse imaginer le tableau : barricades sur le canapé, jets de pavés par-dessus la télévision et peloton de CRS en embuscade derrière le buffet…
L’appartenance de classe se transmet-elle ?
Mais là où la conception marxiste devient beaucoup plus difficile à se représenter, c’est avec nos enfants. Marie et moi en avons trois et je pose la question : nos enfants – issus de l’accouplement d’une prolétaire et d’un bourgeois – héritent-ils de la classe de leur mère, de celle de leur père ou d’un mélange des deux ? Notez que dans ce dernier cas, il y aurait donc une ou plusieurs classes intermédiaires dont il faudrait préciser le rôle dans la lutte des classes. J’attends avec impatience les commentaires des docteurs de la foi marxiste sur ce point.
Par ailleurs, en cet an de grâce 2013, alors Marie et moi nous préparons à fêter le 70ème printemps de nos pères respectifs, j’observe que Francis et Robert partagent autre chose que leurs petits enfants : leur principal problème est désormais de trouver un moyen (légal) d’échapper à l’impôt sur la fortune. En ce qui concerne mon papa, me direz-vous, c’est tout à fait conforme aux préceptes de la doctrine marxiste puisqu’il appartient à la classe dominante. En revanche, j’avoue être plus perplexe en ce qui concerne l’imposition de mon beau-père : est-ce à dire qu’il aurait, au cours de sa vie, changé de classe ? Le fait de s’enrichir par son travail serait-il un crime ?
Quoiqu’il en soit et très concrètement, il y a deux faits dont je peux témoigner devant vous. Le premier, c’est que ni Francis ni Robert ne croient ne serait-ce qu’une traître seconde en cette fameuse lutte des classes. Le second, c’est que leurs petits-enfants ne sont pas le résultat de l’affrontement de deux classes antagonistes mais bel et bien le fruit de l’amour entre homme et une femme. Amis marxistes, je vous laisse méditer là-dessus.
> le blog de Georges Kaplan
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