François Michelin a été arraché à notre affection, à notre cause. J’ai tenu dans cette tribune à rendre hommage à l’homme, au libéral, mais aussi à dire, comme l’un des ouvriers de « la manufacture » : c’est le patron que tout le monde voudrait avoir.
Pendant quarante ans, j’ai bénéficié de son amitié, de son accompagnement dans la campagne menée pour la diffusion des idées de la liberté, dont l’idée majeure : la liberté est donnée à l’homme pour qu’il épanouisse sa personnalité, pour qu’il affirme sa dignité. Ce n’est pas l’industriel, ce n’est pas l’acteur économique qui défendait quelque intérêt (au demeurant légitime) pour la libre entreprise et le libre échange. C’était avant tout l’homme de foi, le chrétien, qui était exemplaire dans la charité, la simplicité, et l’humilité. Trois de ses nombreuses qualités qui faisaient dire à ceux qui l’approchaient : Monsieur François est un saint. Vous avez peut-être vu ou entendu les témoignages des gens de Clermont, des ouvriers de la manufacture : pas un seul commentaire discordant, une émotion visible, une admiration sans borne. Les journalistes et les personnalités (dont le Premier Ministre) ont plutôt salué l’innovateur, celui qui avait mené l’entreprise au premier rang mondial de l’industrie des pneumatiques, ils ont parlé du pneu radial. D’autres ont évoqué le « paternalisme » : les logements, les écoles, les équipes de rugby ou de foot, les secours et aides apportés aux familles en difficulté. Le pneu Michelin, le guide Michelin, Clermont Michelin soit, mais derrière tout cela Monsieur François.
Monsieur François ne cachait pas qu’il était libéral, il le rappelle sans cesse dans le livre né de l’entretien qu’il a eu en 1998 avec Ivan Levaï et Yves Messarovitch Et pourquoi pas ? Il m’avait fait remarquer que le Littré donnait pour définition ancienne d’un homme libéral : un homme généreux, qui prodigue des libéralités. Un libéral donne aux autres non seulement de l’argent, mais de la considération et de l’amour.
Ainsi, de 1976 à 2002, François Michelin a-t-il entretenu des liens étroits avec l’ALEPS. A l’époque, il n’était pas le seul à s’engager pour la cause libérale. Plusieurs grands patrons avaient compris l’importance des idées pour lutter contre le totalitarisme. Ils le faisaient en général en dehors des organisations patronales, trop occupées à célébrer de grands-messes sociales avec les diacres syndicaux. Pour sa part, François Michelin avait rompu avec le CNPF après les accords de Grenelle en 1968. Quant aux syndicats, ils n’ont jamais pesé lourd parce que le patron se donnait lui-même en exemple pour le respect et la compréhension dus au personnel. Chez Michelin, il n’y a pas de lutte des classes, il y a des hommes fiers de fabriquer ensemble pour des clients du monde entier des produits utiles et performants.
Les patrons de la génération de François Michelin avaient compris que « les idées mènent le monde » (Keynes, mais aussi Hayek). A leur niveau, ils étaient engagés dans la guerre froide, et ils venaient volontiers s’exprimer dans les « semaines de la pensée libérale » pour contrer l’influence des « semaines de la pensée marxiste » créées en 1968 par Roger Garaudy. Paradoxalement, les comportements ont changé du jour où la guerre froide a cessé avec la chute du mur de Berlin. Une nouvelle génération de dirigeants d’entreprises s’est détournée du combat des idées. Contre qui se battre puisque les communistes étaient vaincus ? Ils n’ont pas réalisé que le poison du collectivisme et de la haine avait été instillé dans le corps social français, principalement à travers l’Education Nationale et les médias. Ils ont accepté les pactes léonins avec les syndicats et les pouvoirs publics, d’autant plus que la frontière entre la haute administration et les PDG du CAC 40 s’est effondrée : les énarques issus des grandes écoles y font la loi. Le concept même de « patron » a disparu. L’entrepreneur asservi a été de moins en moins respecté.
Voilà pourquoi la France actuelle se trouve dans une situation si lamentable et si différente de celle que connaissent la plupart de nos voisins. En Allemagne, les patrons prennent des pages entières dans la presse non pas pour attiser la guerre sociale, mais pour informer les gens des mesures qui peuvent menacer l’emploi et le pouvoir d’achat. Les lois qui ont rendu au marché du travail une flexibilité suffisante ont été pensées par Peter Hartz directeur du personnel de Volkswagen. En Italie, le quotidien 24 Ore tire à 300.000 exemplaires pour exprimer l’opinion du patronat milanais. Dans les pays anglo-saxons de nombreuses universités et fondations sont créées ou soutenues par des entrepreneurs. C’est Leonard Reed, brasseur de Californie, qui a créé FEE, Foundation for Economic Education, qui a permis à Reagan de devenir gouverneur de Californie, puis Président des Etats Unis : la FEE lui avait demandé de faire des conférences sur un Français nommé…Frédéric Bastiat. L’émergence d’une nouvelle classe politique a été possible par la reconquête du milieu intellectuel. Mises, Hayek et Friedman avaient tué Keynes.
En France aujourd’hui la cause libérale n’est soutenue que par quelques rares petits artisans dépourvus de moyens, donc d’influence ; les médias les ignorent. Par comparaison « Alternative Economique », organe de la gauche anticapitaliste, est distribué gratuitement aux lycéens et étudiants, financé par les deniers publics et promu par l’Education Nationale. Certes, quelques riches « think tanks » ont été créés par quelques grands du CAC 40. Mais à ce jour, je n’ai jamais vu le lien entre ces Instituts et la pensée libérale. Je souhaite vivement qu’une nouvelle génération de Michelin investisse à nouveau dans la lutte contre l’illettrisme économique, véritable fléau de la France, et principal soutien de l’Etat Providence, de la corruption et de l’injustice.
Oui, François Michelin a été un patron tel que nous aimerions bien en avoir aujourd’hui. Pour servir la cause la plus indispensable et la plus noble : celle de la liberté et de la responsabilité. Merci, Monsieur François.
> Cette tribune a initialement été publiée sur Libres.org.
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